AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR

L'argument principal de Ma sœur la lune est emprunté à une légende loutre aleut — une histoire d'inceste. Parmi les autres légendes utilisées dans cet ouvrage, on trouve les mythes de la lune des Pue-blos et des Osages; l'histoire aleut du mariage du corbeau ; les récits oraux inuit d'une mère cachant le fils d'un ennemi; les légendes des hommes Glace Bleue; les histoires des jumeaux Ojibway; les légendes orientales du tigre (dont on trouve la contrepartie dans la tradition aleut de la chasse à la baleine); les histoires aleut de Shuganan et des Hommes du Dehors; et les légendes du corbeau-tricheur, dont il existe un parallèle dans presque toutes les cultures des Indiens d'Amérique et qui sont si anciennes que leurs racines remontent aux histoires orientales du singe-tricheur.

À l'époque où se situe Ma sœur la lune, la vannerie dans le Nord lointain en était à ses balbutiements; j'émets donc l'hypothèse qu'on utilisait la technique de la torsade cousue pour la fabrication des paniers, et le tissage simple pour l'essentiel de la confection des nattes. Ces techniques furent progressivement regroupées ou abandonnées (selon les cultures) par le tissage plus complexe de l'enchevêtrement, encore utilisé aujourd'hui par les rares artisans qui fabriquent toujours les ravissants paniers et nattes aleut en ivraie.

Dans un souci de restituer la tradition orale des conteurs indiens, j'ai commencé Ma sœur la lune en reprenant l'histoire du chapitre 36 de Ma mère la terre, mon père le ciel. Dans la tradition des conteurs, ce récit de la naissance de Kiin est repris avec de légères variantes et l'accent est mis sur des points différents afin de servir de base à l'édification de Ma sœur la lune.

Dans maintes cultures indiennes, on considère que les noms possèdent des pouvoirs particuliers. Au long d'une vie, un guerrier ou un chasseur peut en avoir plusieurs : un « vrai » nom, donné par un parent honoré ou une personne dont les pouvoirs spirituels inspirent le respect ; un surnom, usité à la place du « vrai » nom afin de protéger le possesseur du vrai nom de l'assaut des malédictions et envoûtements de la part de ceux qui entendent nuire; un « petit nom » utilisé par la famille ou les amis proches; des noms choisis par la personne elle-même afin de commémorer un événement de sa vie ; un nom d'esprit, souvent gardé secret, obtenu au cours d'une quête ou d'un jeûne spirituel. Dans Ma sœur la lune, tout comme dans Ma mère la terre, mon père le ciel, on donne aux personnages dont les pensées sont ouvertes au lecteur des noms présentés en langage indien. Ces noms représentent la nature ou la destinée spirituelles de celui qui les porte. Très souvent, on attribue aussi à un personnage un nom d'esprit, comme dans le cas de Kiin (Tugidaq).

À l'époque où se situe Ma sœur la lune, les tailleurs de pierre des îles Aléoutiennes orientales fabriquaient uniquement des lames monofaces, bien que dans d'autres régions d'Amérique du Nord les tailleurs de pierre aient mis au point la technique supérieure et ô combien magnifique du biface Piano.

Prologue

ÉTÉ 7055 AVANT J.-C. île de Chuginadak, îles Aléoutiennes

PROLOGUE

Chagak était assise à l'entrée de l'ulaq, sur la motte épaisse qui constituait le toit. Elle était occupée à gratter les derniers lambeaux de chair d'une peau de phoque. Samig et Amgigh tétaient sous son suk en peaux d'oiseaux, nichés au chaud; chaque enfant était maintenu par une bandoulière fixée à son épaule.

Baie Rouge, la fille de Kayugh, jouait avec des pierres de couleur sur l'herbe en haut des dunes. De temps à autre, la petite fille appelait Chagak mais le crissement des vagues sur les graviers sombres du rivage dominait sa voix ténue.

Chagak aurait voulu que le bruit de la mer recouvre aussi les sanglots de Coquille Bleue, mais elle entendait toujours la femme pleurer.

Elle songea au nouveau bébé de Coquille Bleue, une petite fille, et interrompit un instant son ouvrage pour envelopper Samig et Amgigh de ses bras. Deux beaux garçons, robustes, se dit-elle. Et même si Amgigh était le fils de Kayugh et non le sien, elle avait le sentiment qu'Amgigh lui appartenait autant que Samig. C'était son propre lait qui lui avait donné la vie. Mais pourquoi les esprits l'avaient-ils bénie elle et pas Coquille Bleue? Pourquoi une femme était-elle choisie pour recevoir des fils alors qu'on ne donnait à une autre que des filles?

« Un fils ! » avait hurlé Oiseau Gris à Coquille Bleue au moment où étaient apparues les premières douleurs. Chagak avait été écœurée. Un homme pouvait-il comprendre la souffrance qu'une femme endurait quand elle mettait un enfant au monde ? Si Oiseau Gris avait eu aussi mal que Coquille Bleue pendant l'accouchement, serait-il aussi impatient de tuer l'enfant ?

— J'ai eu ma part de malheur, dit Chagak en s'adressant avec défi à la montagne sacrée Aka.

Mais soudain des voix s'élevèrent avec des accents de colère. Kayugh et Oiseau Gris sortirent de l'ulaq de Longues Dents.

Kayugh balaya la plage du regard puis, à longues enjambées, rejoignit sa fille. Il la saisit dans ses bras et la tint contre sa poitrine. Baie Rouge s'accrocha à lui, son petit visage se détachant tout pâle contre son parka. Puis Kayugh se tourna vers Oiseau Gris.

Pendant un moment, les deux hommes s'observèrent sans un mot. Kayugh mesurait deux mains de plus que Oiseau Gris et le vent bruissant dans les plumes de son parka le faisait paraître encore plus grand.

La mâchoire crispée, il dit :

— As-tu oublié que nous sommes les Premiers Hommes ? As-tu oublié que nous avons entrepris de reconstituer un village? Et tu voudrais construire cet endroit sans femme?

Les premiers mots étaient prononcés d'une voix basse et douce mais, au fur et à mesure qu'il parlait, la rage montait.

Chagak ne regardait pas Oiseau Gris, cependant elle ne quittait pas le visage de Kayugh des yeux, prête à s'emparer de Baie Rouge si Oiseau Gris attaquait.

— Qui portera tes petits-enfants? hurla Kayugh. Ça ? dit-il en désignant un rocher, ou ça ? ajouta-t-il en désignant un buisson de bruyère qui poussait près des ulas.

Kayugh saisit Baie Rouge par la taille et la tendit à Oiseau Gris.

« Ne pleure pas, supplia silencieusement Chagak en regardant l'enfant. Je t'en prie, ne pleure pas. »

Baie Rouge se tint très droite, les yeux brillants, entre Oiseau Gris et son père.

— Elle m'apporte la joie, déclara Kayugh, puis il ajouta d'une voix si basse que Chagak eut des difficultés à l'entendre : Sa mère fut une bonne épouse. Son esprit est avec cette enfant. Et je tuerai tout homme qui essaierait de faire du mal à ma fille.

Avec douceur, il posa l'enfant par terre. Baie Rouge regarda son père, puis Chagak lui tendit les bras et elle courut s'y réfugier.

Oiseau Gris parla enfin :

— Si la fille de Coquille Bleue vit, je devrai attendre trois ou peut-être quatre ans avant d'avoir un fils. Les mers sont rudes ; les chasses sont dures. Je serai peut-être mort d'ici là.

Chagak observa Kayugh. Les paroles d'Oiseau Gris allaient-elles ébranler sa détermination? Mais Kayugh ne répondit pas et Oiseau Gris poursuivit d'une voix tranchante comme de la glace :

— Chaque homme dirige sa famille à sa guise.

Kayugh fit un pas en avant et Chagak commença

à reculer en serrant Baie Rouge contre elle.

— Chagak!

Elle sursauta et se redressa lentement, scrutant le visage de Kayugh.

— Donne-moi mon fils.

Elle ne voulait pas obéir. Amgigh était trop petit pour être pris en otage entre les deux hommes. Comme elle hésitait, Kayugh réitéra son ordre avec force. Chagak extirpa l'enfant de son suk et l'enveloppa rapidement dans la peau de phoque qu'elle était en train de gratter.

Elle amena l'enfant à Kayugh. Baie Rouge la suivit, une main agrippée au dos du suk de Chagak.

La jeune femme tendit le bébé à son père. Celui-ci présenta l'enfant à Oiseau Gris en écartant la couverture afin que ce dernier puisse voir ses jambes et ses bras bien formés.

— Je réclame la fille de Coquille Bleue comme épouse pour mon fils, déclara Kayugh.

Puis il se retourna, présenta le bébé à Tugix, la montagne de l'île, et répéta :

— Je réclame la fille de Coquille Bleue comme épouse pour mon fils.

Oiseau Gris pivota sur lui-même et se dirigea à grands pas vers l'abri aménagé pour la délivrance de son épouse.

Chagak crut que Kayugh allait courir après lui, mais il resta où il était tandis qu'Amgigh pleurait sous le vent glacial. Oiseau Gris revint presque aussitôt, tenant le bébé de Coquille Bleue, enveloppé dans une grossière couverture d'herbe. Il découvrit la petite fille de sorte que Kayugh puisse voir son corps menu. Sous le froid et le vent, la peau du nourrisson se moucheta de bleu.

— Enveloppe-la, dit Kayugh. Elle sera la femme d'Amgigh.

Oiseau Gris recouvrit le bébé et le rabattit trop rapidement contre son épaule. La petite tête ballotta contre sa poitrine.

— Si tu la tues, tu auras tué mes petits-fils, avertit Kayugh en fixant des yeux Oiseau Gris jusqu'à ce que l'homme disparaisse sous la tente.

Alors, il plaça Amgigh dans les bras de Chagak, hissa Baie Rouge sur ses épaules et se dirigea vers la plage.

L'été touchait à sa fin quand Coquille Bleue vint trouver Kayugh. Chagak, désormais l'épouse de Kayugh, observait depuis un coin de l'ulaq tandis que la femme soulevait son suk et montrait à Kayugh la fille qui tétait à son sein. Mais Chagak remarqua aussi les traces de coups sur le visage de Coquille Bleue et l'entaille qui lui zébrait le ventre.

— Elle est vivante, déclara Coquille Bleue d'une voix basse. Mais Oiseau Gris m'a dit de cesser de la nourrir.

Kayugh soupira :

— Longues Dents prétend que j'ai eu tort de forcer Oiseau Gris en promettant Amgigh.

Coquille Bleue haussa les épaules.

— Je ferai de mon mieux pour la maintenir en vie, promit-elle en rajustant son suk pour en envelopper l'enfant. Oiseau Gris m'interdit de lui donner un nom.

Chagak réprima un cri. Privée de nom, l'enfant n'aurait aucune protection. Elle n'aurait même pas d'âme. Elle ne serait rien.

Et puis la promesse d'Oiseau Gris de donner sa fille comme épouse pour Amgigh ?

Coquille Bleue s'apprêtait à partir quand elle tourna à nouveau les yeux vers Kayugh.

— Oiseau Gris dit qu'il a donné sa promesse et qu'il ne tuera donc pas le bébé, mais il dit que toi, tu n'es pas obligé de tenir ta promesse. Il dit que tu devrais trouver une autre épouse pour Amgigh.

Quand elle se fut éloignée, Kayugh fit les cent pas dans l'ulaq.

— Tu ne peux le changer, époux, remarqua Chagak. Oiseau Gris sera toujours Oiseau Gris.

— Longues Dents avait raison. J'aurais dû laisser cette enfant mourir. Maintenant, je ne puis respecter ma promesse car je ne puis donner à mon fils une épouse sans âme. Qui peut dire les esprits qui viendront habiter le vide qu'elle porte en elle ?

Chagak se tut longuement. Lorsque Kayugh s'assit enfin, elle alla dans la réserve de nourriture d'où elle lui rapporta un morceau de poisson séché.

— Il existe une chance qu'Oiseau Gris se décide à lui donner un nom, dit-elle à Kayugh. Peut-être s'apercevra-t-il qu'un enfant sans nom constitue une malédiction pour son ulaq; ou peut-être la nommera-t-il s'il pense qu'il peut en tirer un bon prix comme épouse.

Kayugh esquissa un demi-sourire où Chagak sut lire la frustration.

— Oiseau Gris la laissera donc vivre. Et il sait que, chaque fois que je verrai sa fille, je me rappellerai qu'il tient sa promesse tandis que je suis incapable de tenir la mienne.

PRINTEMPS 7039 AVANT J.-C. île de Chuginadak, îles Aléoutiennes

1

La lumière des lampes à huile de phoque se refléta dans les yeux brillants du marchand. La fille de Coquille Bleue frémit.

— Bonne façon de profiter de la nuit, dit le père en avançant la main pour soupeser le sein gauche de sa fille. Un estomac de phoque plein d'huile.

La fille de Coquille Bleue retint son souffle mais s'obligea à regarder l'homme, s'obligea à croiser son regard. Parfois, cela marchait. Parfois, les marchands voyaient le vide dans ses yeux, ils voyaient ce que son père ne voulait pas leur dire : qu'elle n'avait pas d'âme. Et une femme sans âme — qui peut dire de quoi elle est capable? Peut-être arracher des morceaux de l'esprit d'un homme au moment où il se perd dans la joie de ses cuisses.

Mais les yeux de l'homme étaient ternes. Ils ne disaient que son envie de la toucher. Et la fille avait peur qu'il ne voie que la peau de ses bras et de ses jambes, luisante d'huile, et ses longs cheveux noirs. Rien de plus.

— Elle est belle, insista Oiseau Gris. Regarde, bons yeux sombres, bon visage rond. Pommettes saillantes sous la peau. Petites mains, petits pieds.

Il ne dit rien de sa bouche, de la façon dont les mots en sortaient brisés, hachés.

Le marchand passa sa langue sur ses lèvres.

— Un estomac de phoque?

Il est jeune, songea la fille de Coquille Bleue. Son père aimait traiter avec des hommes plus jeunes. Ils pensaient davantage à leurs reins qu'à leur ventre.

— Quel est son nom ? s'enquit le marchand.

La fille de Coquille Bleue se mordit les lèvres, mais son père éluda la question.

— Un estomac de phoque, dit-il. En général, j'en demande deux.

Le marchand plissa les yeux.

— Elle n'a pas de nom? demanda-t-il en riant. Une poignée d'huile pour la fille.

Le sourire d'Oiseau Gris s'effaça.

Le marchand rit de nouveau.

— Quelqu'un m'a parlé de ta fille, reprit-il. Elle ne vaut rien. Elle n'a pas d'âme. Comment savoir si elle ne va pas me voler la mienne ?

Oiseau Gris se tourna vers la fille. Elle plongea mais pas assez vite pour éviter qu'une main s'abatte violemment sur le côté de son visage.

— Tu ne vaux rien, lança-t-il.

Oiseau Gris sourit au marchand et lui désigna une pile de peaux de phoque.

— Assieds-toi, dit-il avec douceur.

Mais la fille de Coquille Bleue remarqua ses lèvres serrées et sut qu'il se mordrait bientôt l'intérieur des joues jusqu'à s'en arracher la peau tendre. Elle l'avait déjà vu cracher des caillots de sang après une mauvaise séance de troc.

La fille recula contre l'épais mur de terre de l'ulaq et se faufila jusqu'à l'endroit où elle dormait. Elle attendit que les deux hommes soient absorbés dans leur marchandage pour se glisser derrière la cloison d'herbe tissée qui séparait sa chambre de la pièce principale de l'ulaq. Elle percevait encore la voix de son père, maintenant faible et suppliante, tandis qu'il proposait les paniers fabriqués par sa mère et les peaux des lemmings pris au piège par son frère Qakan.

Elle savait qu'elle trouverait Qakan assis dans un coin, en train de manger, la graisse dégoulinant de son menton sur son gros ventre, ses petits yeux clignant trop souvent, ses doigts fourrant la nourriture dans sa bouche. Les seuls moments où Qakan semblait s'intéresser à autre chose qu'à la nourriture étaient lorsque leur père traitait avec des marchands.

Elle entendait son père glousser, presque comme une femme ; cela signifiait qu'il jouait désormais sur la compassion du marchand : pauvre homme qui tâchait de nourrir sa famille. Voilà ce qu'on gagnait à se montrer généreux, à avoir le cœur tendre.

— C'est ma fille; c'est sa faute.

Oiseau Gris entreprit de conter, comme toujours, l'histoire ressassée tant et plus.

— Que pouvais-je faire? J'ai une bonne épouse. Elle ne voulait pas abandonner sa fille. Elle m'a supplié. Je pouvais être tué à la chasse ou ne pas survivre assez longtemps pour avoir un fils. Alors j'ai laissé vivre cette fille.

Et il poursuivit. Oui, il avait refusé de nommer sa fille; oui, il lui avait refusé un nom et une âme. Mais qui pouvait le lui reprocher? N'avait-elle pas forcé son chemin pour passer avant les fils qui auraient pu naître, cette fille avide, née les pieds devant, se frayant ainsi un chemin dans le monde?

Chaque fois qu'Oiseau Gris racontait cette histoire, la fille de Coquille Bleue sentait croître le vide en elle. Il aurait mieux valu que sa mère la donnât au vent. Peut-être son père l'aurait-il nommée. Elle aurait trouvé la route jusqu'aux Lumières Dansantes et peut-être y serait-elle aujourd'hui, avec les autres esprits.

Oui, cela aurait été préférable à une vie entière dans l'ulaq de son père. Aucun chasseur ne la voudrait; aucun homme ne paierait la dot pour une femme sans âme. Les hommes voulaient des fils. Sans âme pour se mêler à la graine d'un homme, comment pouvait-elle apporter un enfant ?

En outre, songea-t-elle, j'ai quinze étés, peut-être seize, pourtant je n'ai pas encore connu le sang. Je suis une femme et je ne suis pas une femme ; je suis privée d'âme, privée du sang des femmes.

Et elle se souvint d'une des rares fois où sa mère avait tenu tête à Oiseau Gris. Exaspérée, Coquille Bleue s'était écriée :

— Comment puis-je savoir pourquoi cette fille n'a pas de flux de sang ! C'est toi qui refuses de lui donner un nom. Comment un père peut-il espérer qu'une fille sans nom saigne? Qu'est-ce qui saignera? Cette fille n'a pas d'âme.

— C'est la faute de Kayugh, avait rétorqué Oiseau Gris en geignant à la manière de Qakan.

— Il a promis son fils. Il te donnera une dot...

Les paroles de Coquille Bleue avaient été interrompues par le claquement sec d'une forte gifle.

— Il n'a pas d'honneur, avait craché Oiseau Gris. Il ne tient pas ses promesses.

Puis, Oiseau Gris s'était mis à hurler, traitant Coquille Bleue de tous les noms horribles qu'il réservait d'ordinaire à sa fille.

Honteuse, la fille de Coquille Bleue s'était recroquevillée dans l'endroit où elle dormait. Et même la couverture d'herbe qu'elle avait tirée sur sa tête ne la protégeait pas des paroles furieuses de ses parents.

Pourtant, plus tard dans la nuit, une fois la dispute apaisée, elle se rappela ce qu'avait dit sa mère. Kayugh offrirait une dot. Kayugh avait promis un fils-

Un fils! Quel fils! Amgigh ou Samig? Tout en comprenant qu'elle n'avait aucun droit de poser la question, elle avait envoyé une supplique à leur montagne Tugix : Fais que ce soit Samig. Au fond d'elle-même, en cet endroit vide réservé à son âme, elle avait senti comme une petite étincelle. Au matin, cette petite étincelle s'était muée en flamme si forte qu'elle n'en supportait pas l'éclat : épouse de Samig. Epouse de Samig. Épouse de Samig.

Soudain, le rideau de sa chambre s'écarta brusquement. La fille de Coquille Bleue recula contre le mur. Au cours des trois dernières années, son père avait réussi à l'échanger à cinq ou six reprises. Chaque fois, elle avait lutté, et le lendemain son père ajoutait ses coups à ceux des marchands. À présent, c'était Qakan qui l'observait en rotant et en se frottant la panse.

— Tu as de la chance, aujourd'hui, lança-t-il sans la moindre compassion dans le regard. Tu vas dormir seule. Notre père est un piètre négociant...

Le rideau retomba et la fille de Coquille Bleue poussa un soupir de soulagement. Une nuit seule, une nuit pour dormir... Elle s'attacherait à ne pas penser à l'été qui s'annonçait avec la visite des commerçants. Ce soir, elle était seule.

Amgigh palpa le nodule d'andésite. Il comptait le fendre en deux d'un coup de son plus gros percuteur. Il obtiendrait de chaque moitié sept ou huit bons éclats dont cinq feraient sans doute de bonnes têtes de harpon.

Il soupesa l'andésite entre ses doigts. Combien de lions de mer lui vaudrait cette roche? Il se posait cette question chaque fois qu'il trouvait un nodule de pierre, chaque fois qu'il fabriquait une lame. Cinq lions de mer pour chaque lame? Non, deux tout au plus. Deux lions de mer pour chacune des cinq lames. Peut-être dix lions de mer dans cette roche. Si les vents et les esprits sont favorables. Si les chasseurs sont adroits.

Peut-être un de ces lions de mer serait-il le premier d'Amgigh. Samig avait pris son premier voici trois ans.

Chaque fois qu'Amgigh rentrait bredouille, il lisait la déception dans les yeux de son père. Mais ce dernier se rendait-il compte que, lorsque Longues Dents ou Samig, Premier Flocon ou même Oiseau Gris prenaient un lion de mer, c'était la pointe façonnée par Amgigh qui tuait l'animal? Le soin qu'il apportait à son travail. La précision de son poinçon en os de loutre, la force de son percuteur.

Alors, qui dans tout le village a pris le plus de lions de mer?

La fille de Coquille Bleue était debout sur la plage et regardait la mer. Le vent relevait les longues mèches de cheveux noirs du col de son suk pour les rabattre sur son visage.

Elle regardait la mer. Sans raison. Le marchand était parti; aucun chasseur n'était sorti en ikyak, aucune femme ne péchait.

Mais il était bon de voir les vagues se propulser comme si elles voulaient atteindre le ciel. Qu'est-ce que Samig lui avait dit? Les esprits de la mer essaient toujours de capturer un esprit du ciel.

Samig n'était qu'un jeune chasseur, seize étés, peut-être dix-sept, mais c'était un sage. Il posait des questions et réfléchissait à beaucoup de choses, et la fille de Coquille Bleue était toujours heureuse quand il entrait dans l'ulaq de son père. Elle se surprenait à le guetter quand elle allait pêcher des oursins ou quand elle allait sur les collines ramasser des baies de camarine.

Elle se mit à chanter, une mélopée sur la mer, sur les animaux qui vivent dans la mer. Les paroles suivaient le rythme des vagues.

Fredonnant toujours, la fille de Coquille Bleue s'accroupit au bord de l'eau et remplit son panier d'eau et de graviers. Doublé de boyau de phoque, ce panier était un de ceux que sa mère avait fabriqués avec de l'ivraie; l'herbe était nouée et cousue si serrée qu'il fallait à l'eau plusieurs jours pour s'échapper. La fille se releva, fit tourbillonner le mélange et le jeta. Elle avait emporté les paniers jusqu'au tas d'ordures et les avait débarrassés des immondices de la nuit avant de venir les rincer dans la mer. Elle avait eu l'intention de se dépêcher. Son père serait en colère si elle s'attardait sur la plage. Mais, cette fois encore, la mer avait attiré son regard et s'était emparée d'elle avec la force d'un aigle saisissant un lagopède.

Deux jours plus tôt, son père l'avait battue à cause de sa lenteur. Les traces lui raidissaient encore le dos et elle marchait comme une vieille femme. Son cœur aussi avait des bleus, douloureux du silence du jour; sa mère évitait son regard, son frère Qakan se moquait d'elle avec un sourire narquois sur ses lèvres trop grasses.

Du moins portait-elle son suk. D'ordinaire, lorsqu'elle était dans l'ulaq, elle n'avait sur elle que son tablier d'herbe et était nue au-dessus de la taille. Le vêtement avait amorti les coups et empêché que le bâton n'entaille sa peau.

Mais qui était-elle pour espérer mieux? Elle était moins que les rochers, moins même que les coquilles qui jonchaient la plage.

Cessant de chanter, elle relevait deux paniers qu'elle tenait contre le vent pour les sécher quand ses yeux se posèrent sur quelque chose de blanc enfoui dans les roseaux des sables. Elle le déterra.

C'était une dent de baleine.

Une dent de baleine, songea la fille de Coquille Bleue. Ici? Aussi près des ulas?

Elle était grosse comme quatre de ses doigts et longue comme sa main. Sûrement un cadeau de quelque esprit. Mais pas pour elle, bien sûr. Peut-être était-elle censée la donner à son père pour qu'il la sculpte ou l'échange contre de la viande ou des peaux.

Elle avait vu d'autres figurines — les personnages et les animaux que Shuganan, le vieux grand-père, avait faits. Et si Shuganan avait rejoint le monde des esprits, ses sculptures possédaient encore un immense pouvoir.

Aux yeux de la fille de Coquille Bleue, peu importait combien de jours Oiseau Gris passait à sculpter, et combien de fois il obligeait sa famille au silence pendant qu'il travaillait, ses statuettes ne rivaliseraient jamais avec celles de Shuganan.

Souvent, quand la fille de Coquille Bleue oubliait de surveiller ses pensées, une part d'elle-même, quelque chose dans sa tête, se gaussait des petits animaux ou des personnages difformes que faisait son père. Une fois, alors qu'elle n'était même pas assez grande pour toucher le toit pentu de l'ulaq, qui descendait pourtant très bas, elle avait dit à sa mère que les sculptures d'Oiseau Gris étaient affreuses. Coquille Bleue, dont les yeux noirs trahissaient l'horreur, avait plaqué une main sur la bouche de sa fille, l'avait tirée en haut du tronc d'arbre entaillé qui servait à monter en haut de l'ulaq, puis elle l'avait conduite en courant jusqu'à la rivière. Là, elle avait lavé à grande eau les mots dans la bouche de sa fille en lui faisant avaler de pleines gorgées.

Plus tard, de retour dans l'ulaq, la douleur dans sa gorge avait atteint son cœur, et la fille de Coquille Bleue avait compris l'immense différence entre elle et tous les autres gens, même sa mère. Le mal de ce savoir-là était pire que le mal de gorge, pire que toutes les raclées que son père lui avait données. Depuis lors, les mots n'étaient pas venus facilement ; ils semblaient s'enrouler autour de sa langue, se déchiqueter sur ses dents et sortir en miettes. Alors, chaque fois que la fille de Coquille Bleue observait le travail d'Oiseau Gris, elle se rappelait qu'elle était la seule à trouver ces sculptures hideuses, que les choses de l'esprit n'étaient rien pour elle. Elle voyait à travers des yeux vides. Même, par la suite, alors qu'elle avait grandi et que les questions tourbillonnaient et cognaient dans sa tête, elle refusait de se demander pourquoi elle avait toujours perçu la beauté du travail de Shuganan.

La fille de Coquille Bleue referma sa main sur la dent de baleine et grimpa au sommet du toit de l'ulaq de son père. Jetant les paniers par le trou, elle descendit par les encoches pratiquées sur le rondin mais, avant qu'elle ne puisse se retourner, avant qu'elle ne puisse montrer à son père ce que les esprits lui avaient envoyé, à lui, elle sentit la brûlure de la canne s'abattant sur ses épaules.

D'instinct, elle s'accroupit, ramassée sur elle-même. Elle lâcha la dent de baleine sur le sol recouvert d'herbe et se protégea la tête de ses deux bras. La peur la poussait à ramasser la dent pour la donner à son père. Elle en obtiendrait trois, peut-être même quatre jours de répit, quatre jours sans punition. Mais elle n'en eut pas le temps et son père abattit à nouveau sa canne, d'abord sur les côtes de sa fille, puis sur les os fragiles de ses mains.

La fille remisa la douleur dans le creux à la base de ses côtes, en cet endroit où demeure l'esprit des gens qui en ont un. La douleur logeait là, ronde et rougeoyante comme la chaleur du soleil. La fille de Coquille Bleue baissa les paupières et se ferma à la colère de son père ; et quand elle vit la blancheur de la dent de baleine, elle eut le courage de ne pas hurler.

Les coups cessèrent.

— Tu es trop lente! cria Oiseau Gris. Je déteste attendre !

La fille de Coquille Bleue ôta ses mains de sa tête et se releva. D'un regard par-dessus son épaule, elle vit la sueur sur le visage étroit de son père, les jointures de sa main tendues sous la peau comme il agrippait son bâton. Elle imagina cette main sur la dent de baleine, les lèvres ourlées tandis qu'il réfléchissait au petit animal que deviendrait la dent. Alors, la fille de Coquille Bleue n'éprouva plus de douleur, rien qu'une colère, comme une lourde pierre dans sa poitrine.

Elle n'avait jamais rien possédé. Son suk avait appartenu à sa mère jusqu'à ce que les peaux d'oiseaux s'effritent comme des feuilles mortes. Même les petits cadeaux de Samig, coquillages ou pierres de couleur, lui étaient arrachés des mains par son père ou son frère.

Elle avait trouvé la dent de baleine. C'était à elle.

Elle se tourna lentement pour affronter son père et, ce faisant, posa un pied sur la dent. Elle écouta les violents reproches et s'obligea à demeurer immobile quand il leva son bâton. Elle garda les yeux grands ouverts et parvint à ne pas tressaillir.

Non, elle ne lui donnerait pas la dent. Qu'est-ce que les esprits pourraient bien lui faire qu'ils ne lui avaient déjà fait? Elle n'était rien. Comment les esprits pouvaient-ils faire du mal à rien?

Elle resta là, debout, jusqu'à ce que son père, ayant suffisamment hurlé, lui assène un dernier coup sur la tête avant de ranger son bâton dans la niche pratiquée dans le mur de terre de l'ulaq. Après quoi il gagna sa chambre sans un regard pour sa fille. Celle-ci ramassa la dent de baleine et la glissa sous son suk, à l'intérieur de la ceinture de son tablier d'herbe tissée. La dent demeura là, lisse et chaude contre sa peau.

2

C'était la nuit. La fille de Coquille Bleue était fatiguée. Tout le monde dormait et, comme elle aimait travailler seule dans la pièce commune, elle décida d'œuvrer encore un peu au panier qu'elle était en train de tisser.

Ses côtes lui faisaient mal chaque fois qu'elle respirait profondément et, la journée durant, elle avait eu l'impression de manquer d'air. Elle plongea la main dans le panier à eau et ferma les yeux tandis qu'elle humectait une touffe d'herbe du bout des doigts.

Quand elle tissait, la fumée des lampes à huile s'attardait autour d'elle et lui piquait les yeux qui devenaient secs et la démangeaient.

Elle sentit la présence de son père avant de le voir, une lourdeur soudaine de l'air, son odeur d'huile et de poisson. Elle ouvrit les yeux et le vit debout devant elle, sa canne en travers du corps comme s'il se préparait à l'attaque. Il posa les yeux sur son ouvrage.

— Il me faut ce panier, dit-il. Ne dors pas avant de l'avoir achevé.

La fille de Coquille Bleue affronta son regard tout en essayant de cacher sa peur. C'était un panier à réserves. Bon pour le poisson séché, les baies et les racines. Son père n'en avait nul besoin.

Elle avait envie de lui rétorquer que ce n'était qu'un panier de femme, que ceux de sa mère étaient beaucoup plus beaux que les siens. Elle ouvrit la bouche mais les mots se bloquèrent dans sa gorge et aucun son ne sortit. Au prix d'un extraordinaire effort, elle réussit à dire :

— A-a-a-a-a...

C'était le bruit du vide qui logeait en elle. Les autres avaient des esprits; les autres avaient des mots.

— Travaille toute la nuit s'il le faut, ordonna Oiseau Gris.

La fille de Coquille Bleue inspira profondément, essayant de chasser l'idée du vide en elle. Elle ouvrit la bouche et commença, lentement :

— N-n-non.

Elle vit la surprise dans les yeux de son père. Quand lui avait-elle jamais opposé un refus? Son père la fixa un instant du regard mais n'ajouta rien. Il ricana et donna un coup de pied dans l'herbe du sol avant de retourner se coucher.

La fille de Coquille Bleue attendit. Une fois qu'elle l'eut entendu enfiler sa robe de nuit, elle forma à nouveau le mot dans sa bouche, un mot fort et rond contre sa langue :

— Non, murmura-t-elle. Non.

Elle sentit le pouvoir du monde comme ce mot s'installait en elle.

Elle se leva et, au moment où elle se pencha pour ramasser le panier à demi tressé, quelque chose se mit à couler le long de sa cuisse.

Malgré l'obscurité, elle sut. Du sang.

Elle avait son premier sang. Elle était une femme. Une femme ! Même sans esprit, même sans âme, elle avait reçu le présent du sang. Comment était-ce possible ?

Peut-être était-ce ce mot, dit à son père. Mais qu'est-ce qui lui avait donné le courage de lui tenir tête? Elle lissa ses mains sur son suk, sur le petit renflement de ses seins. Elle sentit la dent de baleine bouger contre son flanc. Oui, bien sûr, c'était la dent.

Samig s'inclina sur l'hameçon en os qu'il façonnait. Sa mère nourrissait sa petite sœur, Mésange, tout en passant de l'huile de phoque dans les cheveux de son mari.

Samig lança un regard à son frère Amgigh qui le menaça en silence. Samig tourna la tête comme s'il n'avait rien remarqué. Je suis un chasseur, se rappela-t-il tandis qu'il sentait monter la colère, si coutumière. Ce printemps, il avait déjà pris trois phoques. Il n'avait nul besoin de répondre à la folie de son frère.

Samig l'avait toujours emporté sur Amgigh, qu'il s'agisse d'un jeu requérant de la vivacité d'esprit ou de la force physique. Si Amgigh était plus grand que Samig, il était très mince et se fatiguait vite. Pourtant, il possédait une véhémence, une détermination que Samig admirait. Même lorsque Samig battait haut la main Amgigh à la course, Amgigh ne s'arrêtait jamais avant d'avoir franchi la ligne d'arrivée. Leur père louait une telle détermination. Importante chez un garçon, encore plus chez un homme.

Et bien que Samig soit plus adroit à la lance, c'étaient les mains d'Amgigh qui en taillaient les têtes ; c'est pour cela, disait leur père, que la famille d'Amgigh n'aurait jamais faim.

Malgré tout, il y avait chez Amgigh quelque chose que Samig n'aimait pas, l'esprit de contrariété qui le poussait à dérober le jouet préféré de sa sœur et à le maintenir hors de portée jusqu'à ce qu'elle pleure ; la partie de lui qui riait quand Oiseau Gris dénigrait son adorable fille devant d'autres hommes.

Plongeant le regard dans les yeux de son frère, Samig sut que c'était cet esprit de contrariété qui parlait en ce moment. Toujours défiant, Amgigh dit:

— La fille de Coquille Bleue — on raconte qu'elle est enfin devenue femme. Sa mère est en train de lui construire un abri dans les collines.

Leur mère leur lança un regard soupçonneux.

— Comment le sais-tu ?

— Je l'ai vue. Me crois-tu aveugle sous prétexte que je n'ai pas de dents de lion accrochées à mon cou?

Samig rougit, baissa les yeux sur le collier que sa mère avait enfilé pour lui. Elle en avait promis un à Amgigh dès qu'il rapporterait son premier lion de mer. Que pouvait-elle faire de plus que promettre? Il fallait qu'Amgigh ait une chasse fructueuse.

— Amgigh, intervint leur père, si tu as quelque chose de bien à dire à ta mère, dis-le. Sinon, tais-toi.

Amgigh grimaça un sourire en montrant les dents. Mésange tendit la main et tira les cheveux de sa mère. Chagak lui donna une tape d'un air absent. L'enfant se mit à pleurer.

— Je vais graisser mon ikyak, annonça Samig, brûlant soudain de s'éloigner de ses parents, de son frère et des piailleries de sa sœur. Premier Flocon a peut-être envie de parler à quelqu'un. Il est seul dans le nouvel ulaq avec notre laideron de sœur.

Son père sourit gaiement.

— Si Baie Rouge t'entend, crois-tu qu'elle partagera de la nourriture ou te gardera de la viande des phoques de Premier Flocon ?

Samig enfila son parka et sortit de l'ulaq. Venu du nord, un vent glacé et cinglant balayait la grande plage. La nuit régnait mais il ne faisait pas encore complètement sombre, la lune était pleine.

Ainsi, Coquille Bleue construisait une hutte de saignement pour sa fille, songea Samig. Cela signifiait-il qu'Oiseau Gris avait enfin attribué un nom à la fille et lui avait permis d'avoir une âme ?

Samig descendit jusqu'à la plage. Il s'arrêtait de temps à autre pour ramasser de petites pierres et les jeter dans l'eau. Il donnerait un cadeau à la fille, elle comprendrait qu'il était heureux pour elle. Elle méritait un peu de bonheur.

« Tu es un chasseur, dit une voix en lui. Peut-être pourrais-tu offrir plus qu'un cadeau. Peut-être qu'à la fin de l'été tu pourrais payer une dot. »

Sa mère voulait qu'il prenne une épouse chez les Chasseurs de Baleines, mais elle ne refuserait sans doute pas la fille de Coquille Bleue. Qui travaillait plus dur, qui souriait davantage, même si son dos était zébré des cicatrices dues aux coups portés par son père ? Il allait commencer à mettre de côté des peaux de phoque. Il était prêt à être un époux. Ses rêves ne lui disaient-ils pas qu'il était un homme?

3

La fille de Coquille Bleue était allongée sur l'herbe qui adoucissait le sol de l'abri. La hutte n'avait pas de murs, rien qu'un toit pointu de bois flotté et des tapis d'herbe qui descendaient jusqu'à terre et étaient fixés par des pinces d'os et du fil de varech.

Sa mère avait passé la nuit et une partie de la matinée à construire l'abri. Elle avait tissé le toit bien serré afin d'empêcher le passage du vent et avait donné à sa fille une lampe à huile pour sa chaleur et sa lumière.

La fille n'avait pas eu le droit d'aider, seulement d'observer, d'attendre dans le noir pendant que sa mère rassemblait des herbes et du bois flotté et qu'elle rapportait des tapis de l'ulaq. Sa mère avait peu parlé pendant son travail mais, à deux reprises, elle s'était retournée pour sourire à sa fille, qui n'en revenait pas. Elle avait rarement vu sa mère sourire, ne se rappelait pas l'avoir jamais vue rire. Ainsi, sa mère était heureuse que sa fille sans nom soit devenue femme.

La fille se demandait, pour son père. Elle avait entendu Oiseau Gris hurler quand Coquille Bleue, réveillée, avait chassé sa fille de l'ulaq. Oiseau Gris, et aussi Qakan, s'étaient lamentés sur ces règles. Y avait-il du sang de femme sur leurs armes? Avait-elle dormi dans leur lit ce jour-là ?

Mais peut-être son père obtiendrait-il pour elle une dot, désormais. Peut-être trouverait-elle sa place comme épouse d'un des fils de Kayugh. Peut-être Samig.

Une fois la hutte achevée, Coquille Bleue annonça à sa fille qu'elle reviendrait avec de la nourriture et de l'eau. Elle apporterait aussi des lanières de peau qui lui serviraient à tresser des ceintures de chasse pour les hommes.

Les premiers jours où l'on devenait femme étaient un temps de pouvoir. La fille de Coquille Bleue avait entendu des histoires de filles dans leur premier sang qui avaient jeté des baleines sur les plages des Premiers Hommes, mais elle n'avait aucun espoir de réussir pareil exploit. Comment une femme sans nom posséderait-elle tant de pouvoir? Mais si les hommes envoyaient de la peau de phoque à tisser en ceintures de chasse, elle ferait des ceintures, belles et solides, qui leur porteraient chance.

Elle sortit la dent de baleine de sous son suk et la caressa tout en observant les entailles et les cicatrices de sa surface. Le haut de la dent, qui s'était cassée à la racine, était presque lisse. La dent avait dû rester sous la pluie et le soleil pendant un temps, et avant cela sous la mer. Peut-être était-elle aussi puissante qu'une amulette.

La fille de Coquille Bleue n'avait jamais eu droit à une amulette. Un jour, encore enfant, elle avait confectionné une petite bourse avec un lambeau de peau de lion de mer et l'avait remplie de petits galets et de coquillages trouvés sur la plage. Elle l'avait suspendue à son cou à l'aide d'une lanière de cuir brut, mais quand son père l'avait remarquée, il avait arraché la bourse d'un coup sec si violent que la lanière avait laissé une trace à la base de sa nuque.

— Pas d'amulette, avait-il dit. Une fille sans âme n'est rien pour les esprits. Ils ne la protègent pas. Ils ne la voient même pas.

Mais, maintenant, elle avait la dent. Peut-être même était-ce la dent qui l'avait choisie. Sinon, pourquoi l'aurait-elle trouvée, elle, et pas son père, ou Kayugh ou Nez Crochu, ou même Samig? Peut-être la dent voulait-elle lui offrir du pouvoir, autant qu'une amulette était capable d'en donner.

Elle n'avait porté la dent de baleine qu'une journée et, déjà, elle en avait fait une femme. La fille de Coquille Bleue tourna la tête pour voir au-dehors à travers l'ouverture de sa hutte.

Elle écouta le vent, le regarda pousser les nuages dans la courbe grise du ciel. Pendant ces jours, neuf jours seule dans sa hutte de saignement, elle pourrait oublier son père. Elle pourrait oublier qu'elle ne possédait pas d'esprit. Elle pourrait oublier les mots, les mots qui coulaient facilement de la bouche des autres mais qui, chez elle, ne venaient qu'au prix d'un grand effort : chaque son était une tâche nouvelle et ardue, détaché de sa bouche un par un comme une femme arrache des patelles d'un rocher.

Oui, elle pourrait oublier. Mais jamais elle n'oublierait la raison de sa présence ici. Elle était une femme. Même sans nom, même sans âme, même sans le don des mots. Même ainsi, elle était femme. Elle fredonna pour elle-même, un petit air, un chant sans paroles, pour la dent de baleine.

4

Le deuxième jour de son sang, la fille de Coquille Bleue confectionna des ceintures de chasse pour Samig et Amgigh.

Elle coupa la peau de phoque en étroites bandelettes qu'elle tressa avec lenteur et soin. Elle enfila les coquillages qu'elle avait percés pour en faire des perles, songeant toujours aux peaux de phoque et aux lions de mer. Elle posa une peau de phoque sur ses couvertures afin que les ceintures ne touchent pas l'herbe, et sa mère natta bien serré les cheveux de sa fille dans son dos. Si le moindre brin d'herbe ou le moindre cheveu se trouvait mêlé à la ceinture, les animaux de mer le sauraient et ne s'approcheraient pas du chasseur, ou pis, ils mordraient le fond de son ikyak et feraient un si grand trou que le chasseur se noierait.

Le troisième jour, elle fit des ceintures pour Longues Dents et Premier Flocon, et le quatrième jour pour son père. Le cinquième jour, Qakan envoya sa peau de phoque. Pour les autres hommes, la fille de Coquille Bleue n'avait eu qu'à fermer les yeux pour concevoir une ceinture achevée et magnifiquement décorée. Mais pour Qakan, elle ne vit rien.

C'est parce qu'il me déteste, pensa-t-elle, et elle ne put s'empêcher de se rappeler les fois où il lui avait volé de la nourriture ou avait menti à son père, l'accusant d'avoir cassé les pierres de cuisson ou touché à une arme de chasse.

Malgré ses quatorze étés, Qakan n'avait jamais pris le moindre phoque. Il ne pagayait même pas correctement et son père la blâmait pour la piètre habileté de Qakan. Elle était la malédiction de la famille, répétait-il souvent. C'était à cause d'elle que sa mère n'avait pas eu d'enfant depuis la naissance de Qakan. C'était elle qui empêchait Qakan de tuer des phoques.

C'était une des particularités de son père de rejeter sur les autres la responsabilité de ses faiblesses. Mais, après tout, moi aussi je suis comme ça, songea la fille de Coquille Bleue, quand je m'en prends à Qakan de ne pas vouloir tisser sa ceinture. Elle réchauffa ses mains à la flamme de sa lampe et réfléchit un moment, puis elle sortit la dent de baleine de son suk. Elle laissa courir ses doigts sur la courbe lisse des arêtes, caressa un sillon érodé à la base de la dent. Oui, elle ferait une ceinture à Qakan et rassemblerait toutes ses bonnes pensées de phoques et de lions de mer pour lui donner du pouvoir.

Le huitième jour de la réclusion de la fille de Coquille Bleue, Samig s'assit au sommet du toit de l'ulaq de son père et regarda la mer. Il guettait les rides sur la surface de l'eau qui parleraient de harengs, guettait l'obscurité frissonnante qui précède une tempête; mais, parfois, il se tournait et se tenait debout de tout son long pour apercevoir la petite pointe du toit de la hutte de la fille de Coquille Bleue. Demain elle sortirait, demain on célébrerait pour elle la cérémonie de la femme. Peut-être, avait dit la mère de Samig, qu'Oiseau Gris permettrait à sa fille, désormais femme, d'avoir un nom.

Enfant, déjà, elle était robuste, encaissant coups et rebuffades sans une larme, sans une supplique.

Chagak affirmait que, même si la fille de Coquille Bleue n'avait pas d'âme, les ceintures qu'elle fabriquerait auraient du pouvoir.

Au printemps, trois chasses avaient porté honneur à Samig. Qui pouvait dire, avec la ceinture en plus ? Il prendrait peut-être deux ou trois phoques en une seule chasse comme cela arrivait parfois à son père.

Il se tourna de nouveau vers la mer et regarda la houle se lever. Il inspira profondément : rien. Nulle odeur de phoque ou de baleine, pas même une faible odeur de morue.

Le jour rêvé pour huiler mon chigadax, songea-t-il en redescendant du toit par l'encoche supérieure du rondin. Son père se tenait assis dans un coin de la pièce centrale. Installée sur ses genoux, Mésange suçait deux de ses petits doigts tandis que son autre main était enveloppée dans ses cheveux doux et emmêlés.

— Quelque chose ? s'enquit Kayugh.

— Rien, répondit Samig.

Sa mère était assise, dos tourné, à tisser une couverture d'herbe suspendue à des pinces fichées dans un mur. Au-dessus du tissage, il y avait une étagère remplie de petits animaux en ivoire sculptés des années auparavant par son grand-père Shuganan.

Chagak regarda Kayugh par-dessus son épaule. Celui-ci s'éclaircit la gorge.

Samig s'accroupit près de son père. Il tendit la main pour caresser les cheveux de sa sœur.

— La dernière fois que ton grand-père Nombreuses Baleines est venu nous rendre visite, commença Kayugh, il m'a demandé de te permettre de vivre avec lui cet été dans le village des Chasseurs de Baleines.

Il marqua une pause et glissa un regard à son épouse, puis à Samig.

Le cœur de Samig s'accéléra et les veines de son cou battirent à tout rompre.

— Et tu me laisseras partir? demanda-t-il.

— Voici longtemps que j'ai promis à Nombreuses Baleines, cela faisait partie de la dot pour ta mère.

— Tu as promis qu'un de tes fils irait vivre avec lui pour apprendre à chasser la baleine ?

Kayugh regarda sa femme, puis Samig à nouveau.

— Oui.

— Et tu m'as choisi de préférence à Amgigh ?

Chagak s'apprêtait à parler mais Kayugh l'interrompit :

— Je n'en choisis jamais un de préférence à l'autre, mais Amgigh sera bientôt un mari. Il doit demeurer dans ce village avec son épouse.

La joie qui avait envahi Samig se figea soudain en une boule dure dans son ventre.

— La fille de Coquille Bleue? demanda-t-il dans un souffle.

— Oiseau Gris a décidé de lui donner un nom; ton père pourra donc tenir la promesse qu'il a faite quand Amgigh était un bébé, expliqua Chagak.

— Amgigh le sait?

— Nous le lui dirons quand lui et Longues Dents rentreront de la chasse.

— Il n'a même pas encore attrapé un lion de mer, rétorqua Samig pour s'apercevoir qu'il avait parlé d'une voix haut perchée et criarde, comme celle d'un petit garçon.

— Il y parviendra, affirma Kayugh. Peut-être aujourd'hui.

— Oui, murmura Samig en remarquant la sévérité dans les yeux de son père.

— Ton père aidera Amgigh à payer la dot, commença Chagak. Nous avons décidé qu'ils vivront ici, dans cet ulaq.

Samig hocha la tête et tenta de dissimuler sa surprise. Chez les Premiers Hommes, il était de coutume pour un homme de vivre avec la famille de son épouse, du moins jusqu'à la naissance du premier enfant. Mais, se rappela Samig, telle n'était pas la coutume chez les Chasseurs de Baleines, et sa mère appartenait à moitié à cette peuplade.

— Elle sera notre fille, elle portera nos petits-enfants, dit Chagak en relevant la tête si bien que Samig vit le dessin étroit de sa mâchoire. Il faut la tenir éloignée d'Oiseau Gris. Il la bat.

Samig passa une main sur son front. Oui, qui ne le savait ? Mais une fille appartient à son père et il a le droit de la battre, de la tuer s'il en a envie.

— Je crois qu'elle sera davantage en sécurité maintenant que Oiseau Gris a la certitude d'en tirer quelque chose, des peaux de phoque ou de l'huile, commenta Kayugh. J'avertirai Oiseau Gris qu'Amgigh ne prendra pas une épouse aux os brisés.

— Amgigh sera un bon époux, dit Samig d'une voix qui sonnait à nouveau comme celle d'un homme.

Ce serait mieux pour la fille qu'elle soit dans cette demeure, et même si Samig la voulait pour lui, il aimait mieux la voir avec son frère que donnée à un quelconque chasseur venu sur leur plage échanger des peaux et de la viande.

Samig se mit debout.

— Je sors guetter Amgigh.

Son père hocha la tête mais Samig leva les sourcils vers Chagak en signe d'interrogation. Il s'accroupit sur la motte d'herbe du toit.

Chasser la baleine, le plus grand de tous les animaux marins. Quel chasseur ne sentirait son esprit envahi de fierté à cette pensée? Oui, il recevait la meilleure part. Après tout, n'importe quel homme pouvait prendre une femme, devenir un époux. Fort peu étaient capables d'apprendre à chasser la baleine.

Samig observa la mer fixement à la recherche de l'ikyak d'Amgigh. Il songea aux baleines, énormes, sombres, songea à leur souffle projeté si haut; il refusa de penser à la fille de Coquille Bleue, refusa de sentir la douleur dans son cœur.

5

Le neuvième jour, la fille de Coquille Bleue avait achevé toutes les ceintures et tissé un panier à cueillette. Ce soir, elle retournerait dans l'habitation de son père. Une fois, Chagak lui avait raconté la cérémonie de femme que ses parents avaient organisée après la fin de son premier sang. En ces temps, une fille devait vivre seule pendant quarante jours après son premier sang. Puis venaient les fêtes et les présents.

Mais quand Baie Rouge, la fille de Kayugh, en était venue à son premier sang, les hommes décidèrent que ce nouveau village sur l'île de Tugix était trop petit pour qu'une femme reste assise quarante jours à ne rien faire d'autre que des ceintures et des paniers. Ils empruntèrent donc une coutume aux Chasseurs de Morses — rien que neuf jours seule, rien que neuf jours à tisser des ceintures et des paniers. Comme le disait Longues Dents : « Les propres parents de Kayugh n'étaient-ils pas autrefois des Chasseurs de Morses? »

La fille de Coquille Bleue avait entendu les protestations de Chagak : Pourquoi risquer la colère des esprits? Pourquoi risquer que la chasse soit maudite?

Mais Kayugh avait répliqué : « Qui ne sait que le chiffre quatre est sacré pour les hommes; que le chiffre cinq est sacré pour les femmes ? Neuf est un bon chiffre, un chiffre solide. De plus, qui peut douter que les Chasseurs de Morses comprennent les voies des esprits ? »

Il semblait que Kayugh eût raison. Baie Rouge, maintenant épouse de Premier Flocon, avait déjà eu un fils plein de vigueur. Et la chasse était faste depuis bon nombre d'années.

La fille de Coquille Bleue se remémora la fête que Kayugh avait donnée une fois révolus les neuf jours de Baie Rouge. Elle se rappelait les multiples présents que Baie Rouge avait reçus.

La fille de Coquille Bleue savait cependant qu'aucune célébration ne marquerait la fin de sa propre réclusion; mais c'était assez qu'elle eût échappé tout ce temps aux coups de son père, assez d'avoir pu travailler sans la peur du bâton sur son dos. Soupirant, elle poussa le rideau qui masquait l'ouverture de la porte.

Sa mère viendrait bientôt la chercher pour la ramener dans la demeure de son père. Elle se demanda en tremblant si sa longue absence avait irrité Oiseau Gris ou s'il la traiterait avec plus de respect maintenant qu'elle était femme.

Peut-être serait-il en train de sculpter ses petits animaux tordus et ferait-il semblant de ne pas la voir. Songeuse, elle caressa la dent de baleine qui pendait à son côté. Même s'il la battait, peut-être la dent lui conférerait-elle la force d'endurer la douleur.

Naturellement, si son père remarquait la dent, il la réclamerait pour sienne et la recouvrirait de ses sculptures d'hommes, de phoques et de petits ronds censés représenter des ulas.

Sa main se referma sur son trésor. Elle ne pourrait pas la garder sur elle, sinon il la verrait, mais comment conserver son pouvoir si elle ne la portait pas?

La fille de Coquille Bleue fixa du regard le trou de fumée au sommet du toit, priant que les pouvoirs particuliers qu'elle possédait durant son premier sang soient assez forts pour rendre la dent invisible comme le vent. Elle croisa les bras sur ses genoux et ferma les yeux. Non, se dit-elle, c'est déjà bien que j'aie reçu le droit d'être une femme. Combien de fois Qakan l'avait-il raillée en prétendant qu'elle serait toujours une enfant, qu'elle resterait toujours dans l'ulaq de son père à travailler et à se faire battre ?

Oui, elle vivrait peut-être toujours dans l'ulaq de son père, mais si elle gardait la dent, peut-être jouirait-elle de quelque protection. La fille de Coquille Bleue posa la dent contre sa joue et, à l'instant où elle toucha sa peau, chaleur contre chaleur, elle n'y vit plus une dent, mais une coquille de buccin taillée. Son père se ficherait d'un vulgaire coquillage. Il penserait qu'elle l'utilisait pour porter l'huile à graisser la pierre de cuisson ou à assouplir les peaux.

Elle avait observé son père sculpter, savait d'après ses conversations avec Qakan combien il était difficile de travailler l'ivoire.

— Une dent de baleine possède un centre creux, avait expliqué son père à Qakan, un passage étroit qui diminue jusqu'à se réduire à un point tout au fond de la dent. La sculpture doit suivre le creux et en tenir compte. Mais une dent de baleine n'est pas aussi difficile à tailler qu'une défense de morse.

Son père avait fouillé dans le panier où il conservait l'ivoire, le bois et les os pour ses figurines. Il avait tendu une défense de morse à Qakan.

— Tu vois, avait-il dit en lui désignant l'intérieur de la défense, là c'est différent. Cela n'obéit pas au couteau.

Qakan avait bâillé d'ennui, mais la fille de Coquille Bleue n'avait rien perdu des paroles de son père. Une défense de morse est formée, en son centre, d'ivoire dur et cassant qui s'effrite de façon désordonnée sous la pression d'une lame, et quand l'ivoire s'effrite son père est furieux, parfois au point de la taillader avec son couteau à sculpter.

Et, pensa la fille de Coquille Bleue, s'il est malaisé pour mon père de ciseler une dent de baleine, cela sera encore plus difficile pour moi.

On aurait dit que la dent s'emparait de ses pensées, qu'elle avait une voix en propre et l'appelait ; la jeune fille entrevit la dent, marquée par le couteau de son père, transformée en quelque chose qui ne devrait pas être.

Alors, elle s'empara du couteau de femme à lame courte qui gisait près de la pile de ceintures de chasseur, pressa le couteau contre la dent et sentit la lame mordre la surface lisse. Une étroite bande d'ivoire forma une boucle et tomba. Le cœur de la fille fit un bond dans sa poitrine. Elle lâcha le couteau et la dent.

Qu'est-ce qui l'avait poussée à faire une chose pareille ? Qu'est-ce qui l'avait amenée à croire qu'elle était capable de sculpter quelque chose d'aussi sacré qu'une dent de baleine? Elle était une femme. Rien qu'une femme, et pis, une femme sans âme.

Les mains de la fille de Coquille Bleue descendirent le long de son visage. Peut-être qu'avec ce seul petit éclat elle avait détruit le pouvoir de la dent. Elle songea aux superbes sculptures de Shuga-nan. Chacune rayonnait d'un esprit intérieur; chacune était belle à voir et, quand elle les regardait, elle éprouvait de la joie.

Puis elle songea aux sculptures de son père, plates et difformes. Hideuses. Non, se dit-elle. C'est moi. Je ne vois pas ce qu'il y a là. Mais elle se souvint des histoires que Chagak racontait sur Shuganan, son esprit plein de douceur, et elle pensa, peut-être la différence entre les sculptures d'Oiseau Gris et celles de Shuganan est-elle le reflet de l'âme des deux hommes. Du moins son père avait-il une âme. Qu'était-elle, elle, comparée à son père? Pourquoi pensait-elle que son couteau serait assez fort? Ses mains possédaient-elles l'habileté de transformer une dent en coquillage?

Une fois encore, elle tint la dent contre son visage. Elle était encore chaude, donc elle ne l'avait peut-être pas détruite; peut-être n'avait-elle pas poussé l'esprit hors de la dent.

Une fois encore, elle visualisa une coquille, si clairement qu'on l'aurait crue déjà sculptée. Et sa main ramassa le couteau, comme si la dent elle-même la dirigeait. Elle sculpta avec soin et prudence, transmettant l'image inscrite dans sa tête à ses doigts, ses doigts qui agrippaient le couteau.

Accroupi à l'abri des ikyan alignés sur la plage, Samig graissait son chigadax. Ce matin-là, Amgigh avait rapporté son premier lion de mer. Leur mère était assise sur le sable et travaillait la peau soutenue par des pieux. Elle grattait la chair de l'intérieur, tandis que le vent emportait les débris les plus petits.

Mais, tout à la joie de ce premier exploit, Kayugh avait demandé à Samig et à Chagak de quitter l'habitation afin qu'il puisse parler à Amgigh. Samig savait que son père évoquerait la fille de Coquille Bleue. Oui, mais que ressentirait Amgigh, si empli de fierté après avoir tué son premier lion de mer, en apprenant que son frère partirait chasser la baleine tandis que lui resterait au village pour épouser la fille de Coquille Bleue?

Samig prit de l'huile jaune dans le panier serré entre ses genoux et en frotta une couture. Amgigh n'avait jamais craint de montrer sa colère. Qui pouvait dire ce qu'il ferait cette fois ? Refuser la fille, se rendre dans un autre village pour y chasser, et y vivre ? Qui le lui reprocherait ?

Samig dirigea son regard vers l'ulaq et vit Amgigh s'avancer vers lui.

— Ainsi, s'écria Amgigh d'une voix dure et haut perchée, tu as été choisi pour être le chasseur et moi pour être 1 époux.

— Ce n'était pas mon choix, rétorqua Samig en levant les yeux sur son frère.

Il chercha à croiser son regard afin qu'il sache qu'il disait la vérité. Amgigh éclata d'un rire froid teinté d'amertume.

— Tu choisirais donc la fille de Coquille Bleue?

Samig baissa les paupières. Que pouvait-il

répondre à son frère? Quel homme préférerait une femme à l'occasion d'apprendre à chasser la baleine? Mais alors pourquoi, se demandait-il, la douleur dans les yeux de son frère trouvait-elle un écho dans sa propre poitrine?

— C'est à notre père de choisir.

— Tu es le meilleur chasseur.

— Qui peut dire que je suis le meilleur? répliqua Samig. Au cours de ma dernière chasse, je n'ai pris aucun lion de mer. Ce matin, tu en as pris un. Il y a trois jours, c'est moi qui ai tué un phoque. Et la chasse précédente, toi et moi n'avons rien pris. Oiseau Gris a pris un phoque. Oiseau Gris est-il meilleur que nous ?

Amgigh sourit d'un vrai sourire qui, plissant ses yeux, s'épanouit en un grand rire. Il s'accroupit au côté de Samig, se tut un moment, puis posa sa main sur le bras de son frère.

— Il me reste un morceau d'obsidienne, assez grand pour deux bons couteaux.

Samig hocha la tête. Leur père avait emmené Amgigh avec lui jusqu'au mont Okmok. Ils avaient rapporté de l'obsidienne pour faire du troc avec les Chasseurs de Morses et aussi pour le travail d'Amgigh.

— Les couteaux seront frères, comme nous, déclara Amgigh. Tu en emporteras un chez les Chasseurs de Baleines et j'en garderai un pour moi. Ils nous rappelleront notre lien. Et puis, quand tu reviendras, tu partageras les secrets des Chasseurs de Baleines avec moi.

Les yeux d'Amgigh trahissaient une blessure mais aussi l'espoir, si bien que la poitrine de Samig s'allégea.

— Je te dirai tout ce que je sais. Nous chasserons ensemble. Les hommes des autres tribus conteront les récits de nos chasses.

Amgigh acquiesça d'un signe. Un sourire s'esquissa sur son visage mais il baissa les yeux et dessina quelque chose sur le gravier de la plage.

— Jusqu'à ce que tu aies une épouse, murmura-t-il, je partagerai la fille de Coquille Bleue avec toi.

Samig s'inclina davantage sur son chigadax, craignant ce que son frère pourrait lire dans ses yeux.

— Fille?

La fille sursauta et enfouit sous une couverture la dent en partie sculptée. Elle se pencha pour relever l'abattant. Elle crut d'abord que sa mère était venue, mais s'aperçut vite que cette voix appartenait à Chagak.

— Un cadeau de l'ulaq de Kayugh, dit Chagak en déposant le paquet devant la porte.

Elle tendit la main pour effleurer la main de la fille, puis se détourna en hâte et s'éloigna.

La fille de Coquille Bleue tira le paquet à l'intérieur de la hutte et noua l'abattant pour laisser entrer la lumière du jour. Le paquet était enveloppé de couvertures d'herbe. Elle réprima un cri de surprise quand elle découvrit ce qu'il y avait à l'intérieur. Un suk. Le plus beau qu'elle eût jamais vu. Les peaux étaient de la fourrure de phoque, tannées si souple qu'elle sut que Chagak avait travaillé longtemps pour les étirer et les gratter.

Elle déroula le vêtement et l'étendit sur ses genoux. Le dos du suk était constitué de la fourrure la plus foncée et était réuni en bandes dans le bas avec une collerette de plumes de queue de cormoran suspendues à l'aide de perles de coquillage. Les poignets étaient faits de touffes de plumes d'eider et, à l'extérieur du col, Chagak avait cousu une bande de fourrure de phoque plus pâle qui faisait comme des rides sur l'eau, bénédiction demandée à la mer.

La fille de Coquille Bleue serra le suk contre elle, réconfortée par la douce fraîcheur de la fourrure. Elle ôta son vieux vêtement. Sa mère l'avait porté une année entière avant qu'Oiseau Gris n'autorise sa fille à s'en vêtir, si bien que les peaux de cormoran étaient très fragiles. Elle avait l'impression de passer autant de temps à le réparer qu'à le porter et, au cours de l'hiver précédent, il n'avait pas été assez chaud, même doublé de touffes d'herbe.

La fille de Coquille Bleue se plaça au centre de l'abri, seul endroit où elle pouvait se tenir debout. Elle enfila son nouveau suk, sentant le moelleux des peaux intérieures sur ses seins. Il lui allait à la perfection. Les manches s'achevaient juste au bout de ses doigts et le bas lui arrivait sous les genoux. Elle se contempla et aurait voulu se précipiter vers le bord du courant pour voir son reflet dans l'eau.

Elle s'accroupit, cachant ses genoux sous le suk. Dans cette position, il était assez long pour toucher le sol, il garderait donc ses pieds au chaud.

Ainsi c'est vrai, se dit-elle. Je vais devenir l'épouse de l'un des fils de Chagak. Sinon, pour quelle raison m'aurait-elle confectionné un suk? Amgigh ne la voulait pas ; parfois, il se joignait même aux moqueries de Qakan. Ce serait sans doute Samig. Mais elle repoussa bien vite ses pensées d'espoir. Peut-être ne serait-elle jamais une épouse. En tout cas, pour le reste de la journée, elle avait ce magnifique suk. Elle s'interdirait de réfléchir au-delà.

6

Quand le soleil se coucha pour la nuit, la fille de Coquille Bleue avait achevé son ouvrage. Elle avait travaillé avec application, grattant et taillant jusqu'à ce que la surface de la dent prît la forme d'une coquille de buccin. Tenant son œuvre près de la lampe à huile, elle l'observa d'un œil critique. Ce n'était pas parfait — une arête dure, quelque chose auquel son couteau ne pouvait donner forme, courait sur un côté, et il y avait un éclat sur un des bords — mais cela avait bien l'aspect d'un coquillage.

De toute façon, elle aurait soin de cacher la coquille sous le bord de son tablier. De plus, la dent garderait peut-être son pouvoir de tromper, d'abu-ser son père, se protégeant du même coup de son couteau à lui.

Elle souleva son suk et fixa sa sculpture à la ceinture de son tablier. Elle lissait ses mains sur la fourrure de son suk lorsque sa mère arriva à l'abri.

— Tu dois sortir, appela-t-elle.

La fille remarqua immédiatement la surprise sur le visage de sa mère lorsqu'elle apparut revêtue de son nouveau suk.

— Il vient de Cha-Cha-Chagak, expliqua la fille de Coquille Bleue.

La tension qui avait noué la fille de Coquille Bleue quand elle était dans le minuscule abri disparut soudain, et la jeune fille étendit les bras pour attraper le vent du bout des doigts. Elle se mit à rire et se retourna afin d'apercevoir Tugix, la grande montagne qui protégeait leur village.

— Tiens-toi tranquille, ordonna sa mère. Tu es une femme, maintenant, plus une enfant.

— Je ne-ne-n'ai jamais é-é-été une en-enfant, repartit la fille de Coquille Bleue.

Sa mère détourna les yeux et la fille baissa les paupières, regrettant un instant ses paroles. Mais alors elle sentit la colère monter dans sa poitrine, au souvenir des nombreuses fois où sa mère s'était tue devant les mauvais traitements que Oiseau Gris avait infligés à sa fille.

Coquille Bleue repoussa les mèches de cheveux qui l'aveuglaient et dit :

— J'ai quelque chose pour toi.

Suivie de sa fille, elle se dirigea vers un monticule non loin de la plage et s'accroupit dans le vent. Elle fouilla dans son suk et en sortit un paquet enveloppé de peau de phoque et noué de lanières de cuir.

— C'est pour toi, ajouta-t-elle en défaisant les nœuds.

Elle déplia la peau de phoque et dévoila un petit panier. Il était tissé avec l'ivraie qui poussait près de la plage et le couvercle qui s'adaptait était attaché par une tresse de nerfs.

Elle souleva le couvercle. Le panier contenait un dé en peau de phoque, des aiguilles d'os d'oiseau et un poinçon d'ivoire.

— Tu en auras besoin, dit sa mère.

— Oui.

— Ce n'est pas un présent aussi grandiose que celui que Chagak t'a fait, remarqua Coquille Bleue.

Elle posa les yeux sur la plage, puis à nouveau sur sa fille.

— T-t-t-tu m'as t-t-tressé le... p-p-panier? demanda la fille, les mots venant lentement.

Coquille Bleue hocha la tête.

— Il est... il est...

La fille de Coquille Bleue voulait dire qu'elle le trouvait beau, remercier sa mère, mais les mots restaient bloqués et elle ne put rien ajouter. Elle attendit dans l'espoir que sa mère verrait la gratitude dans ses yeux, mais celle-ci ne la regardait pas. La fille de Coquille Bleue essaya de se rappeler si sa mère l'avait jamais regardée, avait jamais permis que leurs yeux se rencontrent. Non, non, mais c'était peut-être pour éviter de voir le vide dans le cœur de sa fille sans âme.

Pendant un moment, Coquille Bleue se tut, puis elle se leva, dos à la mer, le vent soulevant ses cheveux sur sa nuque.

— Deux cérémonies te seront consacrées cette nuit, dit-elle. La cérémonie de nouvelle femme et la cérémonie d'attribution du nom. Ton père a choisi un nom pour toi.

La fille entendit les mots, émit un petit bruit étouffé, un rire mêlé de larmes. Un nom. Un nom! Cette fois, elle chercha avec audace les yeux de sa mère, attendit, sans ciller, que sa mère la regarde.

— Je suis heureuse que tu sois devenue une femme, ajouta sa mère.

Les mots étaient tranquilles, presque perdus dans le cri des guillemots et des mouettes.

Le vent tourbillonna soudain autour d'elles, enroulant les cheveux sur leur tête. Toutes deux repoussèrent les mèches de leur visage ; un bref instant, leurs mains s'effleurèrent, mais bien vite elles reculèrent pour remettre leurs cheveux en place.

La fille se tenait près de l'ulaq de son père. Elle apercevait la plage. Quelqu'un avait allumé un feu de bruyère et d'os de phoques, et le vent portait l'odeur de la graisse brûlée et de la camarine. Tous les habitants du village étaient rassemblés : son père, le plus petit des hommes, sa mère, menue et qui, à en croire Nez Crochu, avait été belle; Longues Dents et ses deux épouses, Nez Crochu et Petit Canard, et le fils de Petit Canard. Et naturellement Kayugh, un chasseur dont la famille n'avait jamais faim. Chagak, portant leur fille Mésange, se tenait à son côté; leur fille aînée, Baie Rouge, et Premier Flocon, l'époux de Baie Rouge, suivaient dans le cercle, enfin Samig et Amgigh.

Comme la fille de Coquille Bleue avait détesté cette plage ! L'étendue plate de schiste et de gravier gris foncé avec quelques rares roches lisses qui ne permettaient pas de se cacher de son père ou de Qakan.

Mais ce soir, c'était un lieu de joie.

Sa mère lui avait dit de guetter le signal de Kayugh — sa main levée, pointant en direction du soleil. Elle attendait avec angoisse et impatience. Son inquiétude gagnait tout son corps.

Elle passa la main dans ses cheveux. Elle les avait coiffés avec un bâton à encoches et les avait frottés d'huile de phoque. Ils tombaient, longs et lisses, jusqu'à sa taille.

— Tu es belle, avait murmuré sa mère.

Les mots avaient tellement surpris la fille de Coquille Bleue qu'elle n'avait pas répondu, se contentant de regarder sa mère rejoindre les autres sur la plage. Elle se demandait si les autres remar-queraient sa métamorphose de fille laide en belle jeune femme.

Kayugh leva le bras et la fille de Coquille Bleue releva la tête. Elle se dirigea lentement vers la plage. Tandis qu'elle approchait du cercle des gens, elle vit un espace pour elle entre son père et Kayugh.

Elle sentit les muscles de ses épaules se tendre comme chaque fois qu'elle était près de son père. Puis soudain ce fut comme si quelqu'un lui parlait et lui disait « Tu es une femme » ; c'est à cet instant qu'elle leva les yeux et s'aperçut que Samig la regardait. Il n'était pas aussi grand que son père mais ses épaules étaient larges et fortes. Il avait de hautes pommettes et ses yeux étaient noirs comme des plumes de cormoran. Il sourit, et la fille de Coquille Bleue écarquilla les yeux. La cérémonie était une chose solennelle. Personne, lui avait expliqué sa mère, n'était supposé sourire, mais elle irradiait de bonheur et dut détourner le regard pour ne pas sourire à son tour.

— As-tu des présents? entendit-elle Kayugh demander.

Elle comprit alors que la cérémonie avait commencé.

Coquille Bleue s'avança et déposa sur le sable au centre du cercle les ceintures que sa fille avait confectionnées.

Tandis que sa mère étalait chaque ceinture sur toute sa longueur, les femmes émirent de petits cris approbateurs. La fille de Coquille Bleue eut beau se dire que c'était sans doute la coutume lors de chaque cérémonie de nouvelle femme, l'admiration qu'elles témoignèrent à la vue de son ouvrage l'emplit de joie.

Sa mère recula pour retrouver sa place dans le cercle. Alors, Kayugh reprit la parole :

— Nous sommes venus pour procéder à la cérémonie de nouvelle femme, déclara-t-il, mais ton père a demandé que nous procédions pour toi à la cérémonie au cours de laquelle tu recevras un nom.

La fille de Coquille Bleue se tourna vers son père. Il se tenait raide et regardait droit devant lui comme si elle n'était pas là.

Kayugh posa ses mains sur sa tête.

— Ton père dit...

Il s'interrompit et s eclaircit la gorge. Il ferma les yeux et, pendant un instant, la fille de Coquille Bleue crut le voir serrer les dents. Mais il leva bientôt les yeux vers le ciel et reprit :

— Ton père dit que ton nom est Kiin.

La fille de Coquille Bleue sentit le rouge et la chaleur lui monter au front. Son père avait choisi de la nommer Kiin. Kiin, un nom qui était une question — Qui? Ainsi, elle serait encore non reconnue, une fille, une femme, mais une étrangère.

Il y eut la moiteur d'une autre main sur sa tête, la main de son père.

— Tu es Kiin, dit Kayugh en se penchant pour le répéter à son oreille.

Entendant de nouveau son nom, la fille de Coquille Bleue fut soudain envahie par la colère. Elle aurait voulu que son père soit un homme tel que Kayugh, capable, malgré la haine qu'il portait à sa fille, de lui choisir un nom qui soit un vrai nom.

Pourtant, la joie de l'instant s'empara d'elle. Elle allait bientôt prendre sa place en tant que femme des Premiers Hommes et, plus important, on lui avait attribué un nom. Peu importe si celui-ci était insultant, il lui permettait de revendiquer une âme.

Il n'y avait pas de chaman au village, c'est donc Kayugh qui officiait en tant que chef des chasseurs. Il entonnait maintenant un chant, fait de mots qu'elle ne comprenait pas. Elle se tenait droite, tête inclinée sous le poids des mains des deux hommes.

Puis elle sentit que Kayugh glissait quelque chose par-dessus sa tête. Elle baissa les yeux et vit une petite bourse suspendue à une lanière. C'était une amulette. Elle savait qu'il contenait la pierre sacrée des Premiers Hommes, l'obsidienne.

Elle comprit à nouveau que, désormais, elle possédait un esprit. J'ai une âme. Elle sentit quelque chose bouger dans sa poitrine, qui bruissait comme le vent. Cela l'emplissait et se faufilait jusqu'au fond d'elle-même. Kayugh acheva le chant, et Oiseau Gris ôta ses mains de la tête de la jeune fille.

Kiin leva les yeux en direction des gens formant le cercle et se vit comme l'un d'eux. La joie la souleva de terre et, quand sa mère s'avança jusqu'au centre de la ronde, Kiin faillit oublier de l'y rejoindre.

Kayugh lui effleura le bras et Kiin se rappela soudain sa place dans la cérémonie. Elle se rendit au côté de sa mère et attendit qu'elle ait ramassé une des ceintures. C'était pour Kayugh. Kiin la lui porta, la posa sur ses bras tendus. Après quoi, elle prit le cadeau qu'il lui offrait, deux peaux de phoque.

La ceinture suivante était pour Longues Dents, un homme qui aimait rire et plaisanter. Sur la peau, Kiin avait tracé des motifs d'hommes dans des ikyan chassant le phoque. Kiin savait que ces dessins ajouteraient du pouvoir à ses chasses, et elle aperçut l'éclair de joie dans les yeux de Longues Dents quand il prit la ceinture de ses mains, lui donnant en échange une peau de phoque veau marin.

Ensuite vint le tour de son père. Il prit sa ceinture et lui donna deux lampes de pierre. Premier Flocon lui offrit des pierres de cuisson et un estomac de phoque d'huile. Puis ce fut le tour de Samig. Remarquerait-il que de toutes, sa ceinture était la plus belle?

Tandis que Kiin posait la ceinture sur les bras tendus de Samig, elle leva les yeux, osant croiser son regard.

— Elle est magnifique, Kiin, dit Samig dont la voix embellit le nom de la jeune fille.

Puis il tira de son parka une longue rangée de perles de coquillage. Il tendit les mains pour passer le collier au cou de Kiin. La parure, blanche et scintillante dans la lumière tamisée du feu, se détachait sur son suk. Elle la contempla, émerveillée.

Peut-être pouvait-elle oser espérer, commencer de voir en Samig celui qui serait son époux. C'est alors qu'il déclara :

— Je te fais ce présent en mon nom et en celui de mon frère Amgigh.

De surprise, elle regarda Amgigh qui était là avec un petit sourire contraint et un regard dur. Kiin lui donna sa ceinture et attendit de voir s'il allait lui parler, mais il ne souffla mot.

La dernière ceinture alla à Qakan. Elle comportait peu de motifs décoratifs mais le tissage en était compliqué, les bandes de peau de phoque allant et venant comme autant de vagues. Elle avait découpé des silhouettes de phoques dans un morceau plus foncé et les avait cousues entre les vagues. Son frère ricana lorsqu'elle lui offrit la ceinture et elle leva sur lui des yeux étonnés. La ceinture n'était pas aussi spectaculaire que celle des hommes plus âgés, mais elle était belle et lui conférerait un grand pouvoir sur les phoques. Il lui tendit son cadeau, deux sacs d'herbe tressée pour y mettre des baies, sacs que Kiin avait elle-même confectionnés, ce qui l'enra-gea. De quel droit Qakan méprisait-il son présent quand le sien était si piètre ?

Elle plongea les yeux dans ceux de son frère.

— Je-je te s-s-souhaite du pouvoir dans ta... chasse.

C'était vrai, car chaque chasse était utile à tout le village. Puis la colère enfla. Comme souvent, les mots issus de la colère s'échappèrent en un flot aisé :

— Je-je te remercie pour les sacs à baies. Il t'a sûrement fallu des heures pour les tresser.

Elle avait parlé d'un ton tranquille. Elle savait que nul hormis Qakan ne l'entendait, mais elle savait aussi que l'accuser d'avoir fait un travail de femme l'humilierait.

Le visage de Qakan s'assombrit et Kiin lutta pour ne pas détourner les yeux. J'ai une âme, se dit-elle. Il ne peut me faire aucun mal. Puis elle sentit une voix en elle, son esprit qui bougeait et lui disait : « Son ignorance n'excuse pas la tienne. » Kiin rougit et recula vers le centre du cercle.

Tandis qu'elle s'agenouillait pour placer les sacs à baies avec les autres cadeaux, elle leva les yeux sur les visages de ceux qui l'entouraient. Ils voient la valeur du cadeau de Qakan. Qu'ils jugent par eux-mêmes.

Alors, lentement, Kiin se releva. Sa mère était retournée à sa place près de Nez Crochu. Kiin était seule. Tous se taisaient et Kiin sentit le poids de leur regard. Elle releva la tête et attendit les paroles qui viendraient ensuite.

Kayugh parla enfin :

— Tu es femme, dit-il.

— Tu es femme, dit Longues Dents.

— Tu es femme, répéta son père.

Premier Flocon, Samig, Amgigh et enfin Qakan prononcèrent ces mots.

« Tu es femme », dit l'esprit de Kiin.

7

— Tu as reçu de magnifiques présents, dit Baie Rouge à Kiin.

Craignant que les mots ne se bloquent au fond de sa gorge, Kiin se contenta d'acquiescer d'un sourire.

Baie Rouge, la sœur de Samig, était la plus jeune des épouses. Elle portait un nourrisson à une bandoulière sous son suk et, comme Baie Rouge se penchait pour aider Kiin à rassembler ses cadeaux, le bébé se mit à pleurer.

Kiin éclata de rire.

— V-v-va, le-le-le nourrir.

Baie Rouge scruta la plage.

— Samig arrive. Il va t'aider. Ce petit réclame son lit.

Elle s'éloigna en hâte et Kiin leva les yeux. Les hommes étaient accroupis autour du feu, mangeant la nourriture que les femmes leur apportaient. Samig se dirigeait vers elle, un morceau de phoque séché à la main.

— As-tu faim? demanda-t-il.

Il déchira la viande en deux et en donna un bout à Kiin. Puis, avant qu'elle n'ait eu le temps de le remercier, il ajouta :

— Tu as un nouveau suk.

— Ta-ta mère, dit Kiin.

Elle prit entre ses doigts le collier de perles qui se balançait sur ses seins. La nacre scintillait de couleurs douces. Elle voulait lui dire merci, mais elle avait beau faire, les mots n'arrivaient pas à ses lèvres, comme si un esprit les avait volés.

Samig se pencha sur elle et glissa une main sous le collier.

— Ces trois-là, expliqua-t-il en caressant trois des perles, viennent de coquillages que j'ai trouvés au cours de notre longue chasse où mon père a tué le morse.

Ses doigts coururent sur le collier.

— Celle-ci vient d'un collier qui a autrefois appartenu à une grand-mère morte avant ma naissance. Cette perle-ci vient d'un os de mon premier phoque. La plupart des perles sont sculptées dans des coquillages que j'ai trouvés sur notre plage ou dans les environs. Il y a des années que je te prépare ce collier.

— M-m-merci, souffla Kiin.

Samig sourit.

— C'est mieux que des sacs à baies, dit-il.

Kiin rit.

Les yeux de Samig s'assombrirent et il scruta le visage de la jeune fille.

— Du moins as-tu été en sécurité pendant ces quelques jours, dit-il enfin. Loin de ton père et de ton frère.

— Je-je-j étais toute seule.

Elle vit la surprise dans les yeux de Samig.

— Ma-ma-ma mère m'a manqué, confia Kiin avant d'ajouter, les mots lui venant aisément : Tu m'as manqué.

Puis elle rougit et regretta ses paroles. Une femme ne disait pas ces choses, sauf à son mari ou à ses enfants.

Samig détourna les yeux et observa la mer longuement, sans parler. Enfin, il murmura :

— Bientôt tu appartiendras à un mari, alors ton père te laissera tranquille.

Il parlait si doucement qu'on aurait dit le mouvement des vagues. Puis il se détourna et s'éloigna.

Kiin observa le balancement de ses épaules bien droites, l'éclat de ses cheveux noirs que le vent écartait de son visage. Elle se rappela ses doigts légèrement pressés sur sa gorge, les perles roses et blanches sur sa peau brune.

Samig retourna près du feu et s'installa à côté de Longues Dents. Kiin sourit. De tous les vieux du village, Longues Dents avait sa préférence. Quand il était sur la plage à travailler à son ikyak ou à ses armes, il rejetait la tête en arrière et riait, comme s'il se racontait des blagues à lui-même. Pourquoi pas, après tout? D'autres hommes inventaient des chants quand ils travaillaient. Pourquoi pas des plaisanteries?

Longues Dents et sa femme, Nez Crochu, s'étaient toujours montrés gentils avec elle. En bien des occasions, Kiin serait restée dehors toute la nuit après s'être fait rosser par son père ; plutôt les vents glacés de la nuit que l'ulaq de son père. Mais Nez Crochu venait généralement la chercher pour l'emmener chez Longues Dents. Ils lui donnaient quelque chose à manger, plusieurs œufs de macareux ramassés par Nez Crochu et remisés dans de l'huile et du sable au creux de la cache de nourriture, sur le devant de l'ulaq. Oiseau Gris refusait toujours cette gâterie à Kiin, pourtant c'était toujours elle qui escaladait les falaises pour dénicher les œufs.

Kiin rentrait chez son père au petit matin. Elle faisait comme si elle n'avait pas d'ecchymoses, comme si elle n'avait pas passé la nuit ailleurs. C'était le meilleur moyen. Et si Qakan faisait une quelconque allusion, elle haussait les épaules en silence.

Kiin jeta un regard en direction des ulas. Toutes les femmes avaient déserté la plage, à l'exception de Chagak, qui continuait d'apporter de la nourriture aux hommes. Un panier à œufs était accroché à l'un de ses bras tandis qu'elle portait un estomac de lion de mer qui contenait, à n'en pas douter, du flétan séché.

Kiin se hâta de l'aider.

— Merci, dit Chagak. Mon mari m'a dit qu'ils en avaient encore pour longtemps.

— Je-je v-v-vais r-r-rester pour aider, proposa Kiin.

Elles portèrent ensemble le ventre de lion de mer. Il était énorme, épais comme la taille de Kiin et long de ses épaules à ses genoux. Les deux femmes le déposèrent près des hommes, à l'endroit où Chagak avait recouvert les graviers de longues nattes d'herbe.

Kiin entreprit de sortir le poisson de l'estomac. Les hommes avaient interrompu leur discussion. Cependant, Kiin avait perçu les mots de son père : « Elle fera une bonne épouse. Sa mère l'a bien élevée. Regarde le parka que je porte. C'est ma fille qui l'a fait. Je ne la donnerai pas facilement. »

Le cœur de Kiin se mit à battre si vite que ses mains tremblaient quand elle posa le poisson. Samig avait dû la demander.

Si elle savait qu'elle appartiendrait à Samig, si elle savait qu'elle serait bientôt sa femme, son père pourrait bien la battre tous les jours, elle n'en mourrait pas.

Mais l'espoir était trop merveilleux, aussi Kiin tenta-t-elle de dévier le cours de ses pensées. De cette manière, si son père refusait, la douleur serait peut-être moins forte.

Quand elles eurent achevé de dresser le flétan séché et les œufs, Chagak murmura :

— Je vais t'aider à porter tes présents dans l'ulaq de ton père.

Elles s'éclipsèrent. Bientôt, le bord du soleil se fraierait un chemin dans le ciel, mettant fin à cette courte nuit. Déjà, il faisait suffisamment clair pour distinguer le chemin qui menait au tas de cadeaux posés au-dessus des laisses sur la plage.

Kiin rangea ses présents dans les peaux de phoque offertes par Kayugh. Puis chaque femme en prit une qu'elle porta en direction des ulas.

Le petit village en comportait quatre : celui de Kayugh, celui de Longues Dents, celui d'Oiseau Gris et le nouvel ulaq qui appartenait à Premier Flocon.

Chagak avait raconté à Kiin des histoires d'un grand village où elle avait vécu enfant. Il y avait huit, dix ulas et Chagak lui avait expliqué qu'ils étaient beaucoup plus grands que celui de Kayugh et que, souvent, chacun abritait plusieurs familles. Kiin avait entendu les récits des hommes au sujet d'une tribu de guerriers appelés les Petits Hommes, des hommes terribles qui en tuaient d'autres pour le plaisir. Ils avaient attaqué le village de Chagak qui en était la seule survivante. Elle avait alors quitté le village, quitté le mont sacré Aka, pour retrouver son grand-père, Shuganan, qui était mort, maintenant.

Et les hommes racontaient des récits de la grande bataille sur la plage des Chasseurs de Baleines. Tous les Petits Hommes avaient été tués et Kayugh et les hommes étaient revenus sur cette plage-ci, la plage qui appartenait à la montagne sacrée Tugix. Et ils vivaient là, en sécurité, depuis ce terrible combat.

Et maintenant, nous, leurs enfants, fonderons des familles, songea Kiin. Puis, un jour, peut-être quand je serai grand-mère, notre village sera grand et nous serons de nouveau un peuple fort.

Elle sourit à Chagak, sachant pourtant que dans l'obscurité la femme ne pouvait distinguer les traits de son visage. Elles grimpèrent la pente de l'ulaq d'Oiseau Gris. Chagak ouvrit le rabat de la porte qui protégeait l'ouverture au centre du toit et Kiin descendit. Puis elle tendit les bras pour que Chagak lui passe les présents.

Kiin jeta un rapide coup d'œil autour d'elle. Sa mère n'était pas dans la salle commune mais une lampe d'huile de phoque brûlait encore, diffusant une faible lumière.

Ma mère doit être endormie, se dit Kiin.

L'ulaq d'Oiseau Gris comportait une grande pièce centrale avec de petits espaces sur les côtés que séparaient des rideaux. La chambre d'Oiseau Gris se situait au fond de l'ulaq, la place d'honneur, celle de Qakan la jouxtait. Kiin et sa mère dormaient de chaque côté, sur le devant se trouvait la cache de nourriture.

Kiin regrimpa le tronc d'arbre cranté pour refermer le rabat. Chagak repartait déjà chez elle.

— D-d-dors bien, lança Kiin d'une voix douce.

Chagak se retourna et lui fit un signe de la main.

Puis elle ajouta d'une voix légère comme un rire :

— Je ne pense pas que tu dormes, je te souhaite donc seulement une bonne nuit.

Souriante, Kiin s'assit en haut de l'ulaq pour observer la plage. Les hommes étaient toujours rassemblés autour du feu. Les flammes avaient disparu et les braises étaient tout ce qu'il restait de la cama-rine et des os de phoque empilés à hauteur de sa taille. Kiin remonta ses genoux sous son suk et couvrit de ses mains ses pieds nus. Le vent qui venait de la mer était froid. Kiin trembla.

Elle posa les bras sur ses genoux et osa se laisser aller à penser à Samig comme époux. Ce jour avait été le plus beau de sa vie. Enfin les esprits de Tugix se réjouissaient d'elle. Enfin elle possédait toutes les choses qu'une nouvelle femme peut désirer — un beau suk, un collier, peut-être même la promesse d'un mari.

Et si Kiin avait haï les nuits passées avec des marchands, ce serait différent avec Samig, ses bras autour d'elle, ses mains sur elle.

Samig avait toujours été un ami. Il s'était souvent battu avec Qakan pour la protéger de ses brusques colères. Et quand son père la frappait, c'était en général Samig qui la conduisait à Chagak ou à Nez Crochu pour qu'elles lavent ses coupures et enduisent ses bleus de feuilles de saule mouillées.

Mais avoir Samig pour époux — qu'il la prenne dans ses bras pendant la nuit...

D'abord, Kiin ne comprit pas que son père criait. Mais lorsque Qakan éleva la voix, Kiin l'entendit et elle vit que son père et Qakan s'éloignaient des autres hommes.

Ils sont en colère après moi, se dit Kiin. Je ne leur ai pas apporté suffisamment à manger.

Elle glissa le long de l'ulaq et se cacha dans la bruyère et les herbes hautes qui poussaient derrière la motte gazonnée. Kiin retint son souffle quand son père et son frère grimpèrent à l'intérieur de l'ulaq. Les autres hommes s'en allaient sans la voir. Quand Samig passa, elle faillit tendre la main vers lui. Mais non, Amgigh et Kayugh étaient avec lui. Tous trois rentraient chez eux. Kayugh paraissait furieux et Kiin vit que même les lèvres d'Amgigh étaient pressées l'une contre l'autre et ses poings serrés.

Prise d'une panique soudaine, elle se demanda si par quelque tour extraordinaire son père avait réussi à lui ôter son nom, si elle était à nouveau sans âme, mais la sérénité de son esprit l'apaisa et sa voix intérieure dit, calme et tranquille : « Attends. Reste où tu es ; je suis là. »

Elle chercha l'amulette qui pendait à son cou. Comme Kiin possédait maintenant un nom et une âme, elle savait qu'elle pouvait élever ses pensées jusqu'aux esprits des grand-mères qui vivaient dans les Lumières Dansantes.

Je vous en prie, supplia-t-elle, faites que je garde mon esprit. Faites que mon père ne me le prenne pas.

Elle s'adossa contre l'ulaq, la tête sur l'herbe. Le soleil du matin naissant était voilé. J'attendrai que mon père ait gagné sa couche, se dit-elle. Puis elle se hissa avec précaution en haut de l'ulaq où elle s'accroupit, tendant l'oreille pour savoir si Oiseau Gris et Qakan étaient toujours dans la pièce principale.

Elle entendit la voix de son père, aiguë de rage, et comprit avec étonnement que sa colère était dirigée contre Qakan.

— Si tu étais un chasseur, tu pourrais payer pour ta propre femme. Kayugh est un imbécile et il a offert un bon prix pour la fille. Que puis-je faire d'autre? Dire non? Je ne refuserai pas son offre.

— Alors donne-moi les peaux de phoque qu'il échange contre elle, rétorqua Qakan. Je les porterai aux Chasseurs de Baleines et je trouverai une femme pour moi.

— Il ne te faut pas une femme Chasseur de Baleines. Elles ont plus l'air d'hommes que de femmes. Elles pensent que l'ulaq de leur mari leur appartient. Va chez le Peuple des Morses. Trouve une bonne épouse. Une femme qui sait comment satisfaire un homme.

— Tu me donneras les peaux pour échanger?

— J'ai besoin de ces peaux.

Kiin entendit son frère ricaner, saisit les mots au fond de sa gorge :

— Alors je prends Kiin. Je l'échangerai.

Kiin entendit son père rire d'un rire mauvais. Il avait le même rire lorsqu'il la frappait.

— Peux-tu offrir l'équivalent de sa dot ? demanda-t-il.

— Elle ne vaut rien, donc je ne donne rien, répliqua Qakan.

— Kayugh me donnera quinze peaux.

Quinze peaux ! Quinze, assez pour deux épouses, trois, même ! Son cœur s'arrêta presque et une fois encore elle sentit la douceur de l'espoir. Elle était sauve. Kayugh avait offert assez pour assurer sa sécurité. Elle serait l'épouse de Samig. Épouse. Qakan ne pouvait rien.

8

Chaque jour, Kiin essayait de rester près de l'ulaq de son père. Peut-être faudrait-il à Samig jusqu'à l'été prochain pour réunir les peaux de sa dot, se disait-elle. Tu es folle d'attendre ici, risquant la colère de ton père, risquant d'être battue juste parce que tu espères voir Kayugh et Samig venir négocier une épouse.

Pourtant, chaque fois qu'elle allait dans les falaises dénicher des œufs, ou dans les petites collines derrière le village chercher des racines de rho-diola, elle se surprenait à regarder vers le village. Le troisième jour, quand les hommes partirent chasser, elle ne pouvait détacher ses yeux de la mer. Elle remarqua aussi que son père ne lui adressait pas la parole, mais que Qakan la suivait du regard, l'air méprisant, une moue sur ses lèvres épaisses. Qakan partit chasser avec les hommes, mais Oiseau Gris demeura dans l'ulaq. Il devait sculpter, dit-il à Coquille Bleue. Les esprits l'exigeaient. Le sol avait tremblé la nuit précédente. N'avait-elle pas senti les esprits bouger au plus profond de la terre ?

Mais lorsque Oiseau Gris s'installa pour travailler, Coquille Bleue emporta son piquet de vannerie au-dehors et Kiin dut tisser des tapis à l'intérieur.

— Le tissage est une activité tranquille, murmura Coquille Bleue à l'adresse de Kiin. Cela ne troublera pas ton père. Et s'il a besoin de quelque chose à boire ou à manger, tu seras là pour le servir.

Kiin ne répondit pas. L'habitude voulait que Coquille Bleue sorte quand Oiseau Gris sculptait; Kiin était contrainte d'affronter sa colère s'il ne parvenait pas à ses fins.

Kiin soupira et commença à séparer des brindilles d'herbe avec l'ongle de son pouce avant de les trier par taille.

Elle travailla le plus clair de l'après-midi, séparant et triant, puis tissant les herbes en des tapis rudi-mentaires, se servant de ses doigts et d'un os de poisson fourchu pour pousser chaque brin tressé solidement contre celui du dessus.

La tête penchée sur son ouvrage, son père était assis près de la lampe à huile dont la suie s'accrochait aux plis humides de son front. Kiin le regardait rarement, encore qu'occasionnellement il brisât le silence de ses murmures, lançant parfois des remarques désobligeantes sur la mère de Kiin, ou s'en prenant au bois qu'il sculptait. Kiin s'était tournée, croyant qu'il s'adressait à elle et vit qu'il s'affairait à une forme humaine avec une jambe tordue et plus courte que l'autre, les zones rugueuses déjà marquées de traces de doigt et de suie.

Kiin soupira et revint aux lignes droites et propres de sa natte. Pour quelque obscure raison, ses doigts cherchèrent la surface lisse de la dent de baleine qui pendait à sa taille.

Elle avait presque achevé le tapis quand son père lui parla, si soudainement qu'elle sursauta :

— Kayugh paiera un bon prix pour toi.

Kiin le regarda et leva les sourcils, feignant la surprise.

— Dot, martela son père en posant son petit couteau à sculpter.

— Je-je, commença Kiin, furieuse de voir les mots se bloquer.

Son père émit un petit rire mauvais. Mais cela rendit sa voix à Kiin.

— Je vais donc être une épouse?

— Kayugh m'a promis quinze peaux de phoque.

Oiseau Gris se leva avec lenteur en grimaçant.

Contrairement à Kayugh, il n'avait pas besoin de se courber sous les bords les plus bas du toit en pente. Il plia ses mains lisses comme des mains d'enfant.

— Tu vivras dans l'ulaq de Kayugh et tu mangeras la nourriture de Kayugh, mais n'oublie pas que tu es ma fille. C'est moi qui t'ai laissée vivre alors que la plupart des filles sont abandonnées aux esprits des vents.

Quelques jours plus tôt, si son père lui avait parlé aussi longtemps, Kiin aurait baissé les yeux et incliné la tête; aujourd'hui, elle percevait l'incertitude chez l'homme et mesurait la vigueur de son propre esprit qui se pressait dans son cœur et battait au rythme de son sang. Elle planta son regard dans celui de son père afin que son esprit sache qu'elle devenait forte.

— Oui, dit-elle. Je demeurerai dans l'ulaq de Kayugh.

Elle prononça ces mots sans bégayer, comme si la décision était sa décision et n'avait rien à voir avec la volonté de son père.

Oiseau Gris leva le menton et bomba le torse.

— Tu nous apporteras de la nourriture. Lorsque Kayugh ou ton mari, ou le frère de ton mari prendra un phoque, tu réclameras une part pour ton père.

Kiin se leva et fit un pas vers son père. Elle se redressa de toute sa hauteur et s'aperçut qu'elle avait presque sa taille. Elle étouffait de rage mais réussit à parler en un flot régulier :

— Si tu as besoin de nourriture, je demanderai à Kayugh.

Son père sourit d'un sourire qui pinça ses lèvres et fit trembler la touffe de poils qui pendait de son menton. Il hocha la tête.

Mais Kiin ajouta :

— Je n'accepterai pas que ma mère meure de faim.

Oiseau Gris cligna les yeux et, un instant, les muscles de ses bras se tendirent. Il leva la main. Kiin ne broncha pas. Qu'il la batte. Elle montrerait ses bleus à Samig et lui dirait de baisser le prix qu'il avait offert pour elle. Peut-être alors deviendrait-elle plus vite une épouse, peut-être n'aurait-elle pas à attendre tout un été que de nouvelles peaux soient mises de côté.

À ce moment, elle entendit l'appel venant de la plage, les cris aigus et excités des femmes. Son père l'oublia et bondit hors de l'ulaq.

— Ils ont des phoques, lui lança-t-il d'en haut.

Kiin s'étonna qu'il lui en dise autant.

Elle attendit le temps nécessaire pour qu'il se rende à la plage, puis elle enfila son suk et sortit à son tour, s'arrêtant un moment pour compter les ikyan. Oui, tous les hommes étaient rentrés. Les ikyan de Samig et d'Amgigh remorquaient des phoques.

Les chasseurs avaient pris quatre ours de mer. Longues Dents et Premier Flocon en avaient tué un ensemble; les têtes de harpon des deux hommes étaient encore fichées dans la chair de l'animal. Samig en avait un, de même que Kayugh et Amgigh. Qakan rentrait bredouille.

Chagak, Nez Crochu et Baie Rouge commencèrent le dépeçage, mais Coquille Bleue et Kiin attendirent. Leur couteau de femme à la main, elles étaient prêtes mais ne pouvaient aider sans y être invitées. Faute de quoi leur geste apparaîtrait comme la revendication d'une prise pour leur ulaq. Bientôt, Chagak se tourna vers elles et leur désigna les ours de mer de ses fils.

Kiin sourit et se laissa aller à accrocher le regard de Samig. À sa grande surprise, celui-ci baissa les yeux et grommela :

— Tu devrais t'occuper de celui d'Amgigh.

Elle se tourna alors vers ce dernier et lui sourit. Quelle importance, un ours marin ou un autre? Ils étaient frères et, cuisinant et cousant pour les deux, l'épouse de l'un était souvent considérée comme la seconde épouse de l'autre.

Elle commença à couper, séparant la peau de la carcasse avant d'appeler les autres femmes pour l'aider à retourner l'animal afin de poursuivre sa tâche.

Levant les yeux, elle s'aperçut qu'Amgigh était resté près d'elle.

— Donne la chair et la graisse de la nageoire à ton père, dit-il avant de rejoindre les hommes qui inspectaient leur ikyak à la recherche de toute déchirure ou trou dans les coutures.

La chair et la graisse de la nageoire — le meilleur morceau — à son père ? Kiin observa Amgigh traverser la plage et son estomac se tordit comme si elle avait mangé la plus amère des tiges de livèche. Pourquoi Samig lui avait-il dit de dépecer le phoque d'Amgigh ? Pourquoi Amgigh offrait-il de la viande à son père? Elle n'allait pas devenir l'épouse d'Amgigh. Non, sûrement pas. Samig était l'aîné. D'ailleurs, c'est Samig qui lui avait offert le collier.

Elle referma ses mains sur son cou et entendit la voix tranquille de son esprit répéter les paroles de Samig : « Je te fais ce présent en mon nom et en celui de mon frère Amgigh. »

9

Ils arrivèrent trois jours plus tard. Les bras de Kayugh étaient surchargés de peaux de phoque, Amgigh suivait avec quatre nouvelles peaux d'ours marin roulées en dedans. Adossée au tronc central, Kiin pilait de la viande de phoque séchée en poudre qu'elle mélangerait à des baies séchées.

Lorsqu'elle entendit la voix de Kayugh, elle se réfugia en hâte dans le coin sombre de l'ulaq près de la cache de nourriture et écarquilla les yeux devant le spectacle de Kayugh puis Amgigh jetant depuis le toit les fourrures aux pieds de son père, avant de descendre.

Elle attendit, espérant que Samig était venu, lui aussi, mais il n'y avait que Kayugh et Amgigh. Et quand Oiseau Gris fit signe à Kayugh de s'asseoir, laissant Amgigh debout près du rondin à encoches, elle sut. Amgigh serait son époux.

Ses poumons parurent soudain trop lourds pour sa poitrine et son cœur cessa de battre. Avec lenteur, elle s'assit sur ses talons. Avec lenteur, elle croisa ses bras sur ses genoux. Pas Samig. Pas Samig.

Alors, son esprit parla dans sa poitrine, luttant contre le poids, aidant Kiin à reprendre son souffle.

« Tu auras un mari. Un homme pour prendre soin de toi. Et tu vivras dans l'ulaq de Kayugh, avec Chagak. Avec Samig. Tu auras des vêtements chauds, tu mangeras à ta faim, et Amgigh te donnera des enfants, des fils pour chasser, des filles pour enfanter. Souviens-toi de l'été dernier, souviens-toi d'il y a quelques jours, tu pensais que jamais tu ne serais une épouse, que jamais tu n'appartiendrais à un autre homme que ton père. »

Kiin observait Amgigh danser d'un pied sur l'autre et détourner la tête tandis que son père évoquait pour Oiseau Gris la force d'Amgigh, ses yeux perçants, son habileté au harpon et au couteau.

« Quel garçon, quel homme grimpe plus aisément jusqu'aux niches des oiseaux dans les falaises ? murmura l'esprit de Kiin. Quel homme prend mieux soin de son ikyak? Et qui déploie le plus d'efforts pour lancer le javelot ou courir? Amgigh sera un bon époux. Un bon époux. »

Oui, se dit Kiin. Il serait un bon époux. Et il était beau garçon. Il ressemblait beaucoup à Kayugh, avec ses longs bras et ses longues jambes, plus minces que celles de Samig, mais avec des yeux étin-celants et des dents blanches; et une peau claire et lisse.

Oiseau Gris et Kayugh parlaient de la chasse, de la mer, du temps. Kiin les percevait mais n'écoutait pas; elle avait déjà entendu ce genre de politesses; chaque fois que des hommes se rencontraient pour discuter de choses plus importantes, cela commençait par la courtoisie. Soudain, pourtant, son père se leva et s'avança vers la pile de peaux de phoque. Elle le vit inspecter chaque peau et fut heureuse que Chagak ne soit pas là pour voir l'indifférence dédaigneuse avec laquelle il considérait son magnifique travail.

Il ne pouvait savoir, songea Kiin, que les peaux de Chagak étaient les plus belles que Kiin eût jamais vues, plus soignées encore que celles de Coquille Bleue. Pourtant, celles de Coquille Bleue se négociaient à prix élevé chez les Chasseurs de Baleines.

— J'ai demandé quinze peaux, marmonna Oiseau Gris. Je n'en compte que douze.

— Nous avons celles-ci, fit Kayugh en désignant les quatre peaux roulées qui n'étaient que partiellement grattées.

— Tu apportes du travail à ma femme?

— Chagak va les terminer. Je voulais que tu voies qu'elles t'attendent. Nous te les remettrons dès qu'elles seront achevées.

— Tu veux donc prendre ma fille pour douze peaux ?

— Seize, repartit Kayugh d'une voix ferme.

Amgigh serrait et desserrait les poings. La voulait-il tant que le désir le rendait nerveux ? Ou était-il insulté par les paroles d'Oiseau Gris ?

— Seize, objecta Oiseau Gris, mais seulement douze maintenant. Quatre promises.

— Trois promises, et une peau supplémentaire pour en avoir attendu trois.

Oiseau Gris émit un bruit grossier avec ses lèvres.

— Promises? dit-il.

— M'as-tu déjà vu rompre une promesse?

Oiseau Gris ne répondit pas mais leva les yeux sur

Amgigh.

— Chasse-t-il?

— Oui.

— Sera-t-il capable de nourrir ma fille et de rapporter des phoques pour l'huile et les peaux ?

— Oui.

— Vois ma fille, dit Oiseau Gris en s'approchant de Kiin qu'il hissa sur ses pieds. Elle n'est pas trop maigre.

Il lui pinça les jambes, les bras et soupesa un de ses seins. Ses doigts étaient glacés.

— Tu la garderas dodue?

— Oui, affirma Kayugh.

— Oui, répondit Amgigh.

Kiin rougit car elle savait qu'Amgigh n'était pas censé parler. Lorsqu'on négociait une première épouse, le père marchandait; le garçon observait.

Oiseau Gris tira le nouveau suk de Kiin d'une pile de fourrures où elle l'avait soigneusement étendu.

— Tu vois comme elle fait du beau travail, pérora Oiseau Gris.

Kiin sentit le sang lui monter aux joues et lui brûler les yeux. Coquille Bleue n'avait sans doute pas avoué à Oiseau Gris l'origine du nouveau suk de sa fille. Kiin devrait absolument raconter cette scène à sa mère. Si Coquille Bleue disait à Oiseau Gris que Chagak avait confectionné le suk, Oiseau Gris comprendrait qu'il s'était ridiculisé au cours de la négociation, et battrait Coquille Bleue jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus.

Amgigh respira profondément et Kiin, qui observait dans l'ombre, saisit le regard de Kayugh. Elle hocha la tête. Ne lui dis pas, supplia-t-elle en silence. Je t'en supplie, tais-toi. Pense à ce qu'il ferait à ma mère. Il serait tellement humilié qu'il pourrait refuser l'offre de Kayugh et permettre à Qakan de la troquer dans un autre village.

Kayugh leva la main en direction d'Amgigh et fixa son fils jusqu'à ce qu'il incline la tête.

— Kiin a de nombreux talents, déclara Kayugh. C'est pourquoi je la veux pour mon fils.

Oiseau Gris bomba le torse, se pavana jusqu'au centre de l'ulaq et s'accroupit près de Kayugh.

« Il croit qu'il a gagné, dit l'esprit de Kiin. Il croit qu'il l'a emporté sur Kayugh au jeu du marchandage. »

Kayugh regarda Amgigh par-dessus le crâne d'Oiseau Gris et hocha la tête. Oiseau Gris se retourna et observa Amgigh libérer un couteau de son poignet gauche. Il posa le couteau sur sa paume et le tendit à Oiseau Gris, manche vers l'homme.

— Mon fils fabrique des couteaux, dit Kayugh.

Kiin vit le dos d'Oiseau Gris se redresser soudain.

Les couteaux d'Amgigh étaient très prisés. Longues Dents disait qu'il n'en avait jamais connu de meilleurs. Ce couteau-ci possédait une lame courte, la taille idéale pour se glisser à l'intérieur d'un parka d'homme. La lame était noire, presque transparente aux bords, extraite d'une obsidienne d'Okmok. Le couteau était emmanché avec du boyau de phoque à un morceau d'ivoire parfaitement lisse, marbré de jaune et de blanc. L'extrémité du manche était assortie d'un bouchon d'ivoire de morse. Amgigh ôta le bouchon du manche et en sortit en le secouant trois gouges en os d'oiseau. Amgigh glissa les gouges dans le manche du couteau et remit en place le bouchon d'ivoire.

Oiseau Gris sourit et tendit la main. Du doigt, il testa le tranchant et le leva à la lumière d'une lampe à huile. Il ôta le bouchon et examina les gouges.

— Tu me rendras les quatre peaux dans... vingt jours ?

— Oui, répondit Kayugh.

— Prends-la, dit Oiseau Gris en s'avançant vers Kiin.

Puis il tourna le dos à sa fille et aux hommes et tira les douze peaux achevées jusqu'à sa chambre.

Kiin écarquilla les yeux. C'était fini. Si vite. Elle était là, debout, ne sachant ce qu'on attendait d'elle. Quand elle vit que Kayugh ne soufflait mot et qu'Amgigh ne bougeait pas, elle prit une vessie de phoque dans la cache aux réserves et, avec le plat de son couteau, elle y poussa la viande qu'elle avait pilée.

Elle ramassa son panier à couture et son suk puis un des plus grands paniers de sa mère qu'elle remplit de ses cadeaux d'attribution de nom. Elle se hâta vers sa chambre afin de rassembler les nattes d'herbe et les fourrures qui servaient à dormir. Quand elle revint dans la pièce principale, elle vit qu'Amgigh l'attendait. Il prit les nattes et les couvertures et regarda Kiin enfiler son suk et s'emparer du panier. Puis, toujours sans un mot, Amgigh grimpa en premier sur le rondin. Kayugh était déjà au sommet de l'ulaq, les peaux non tannées roulées sous son bras.

Le vent était fort et repoussait le panier de Kiin. Cependant, elle demeura un instant en haut de l'ulaq, observant Kayugh et Amgigh se diriger en haut du monticule de leur demeure. Kiin regarda en direction de la mer, écouta le grondement des vagues. Le ciel était gris, plus foncé au centre, plus clair là où ses extrémités rencontraient la limite lointaine de la mer. Même la plage était grise et les flaques laissées par la marée reflétaient le ciel.

Puis elle vit Samig debout seul près de la zone cal-cinée qui marquait le lieu de sa cérémonie. Il lui tournait le dos mais il fit volte-face. Il leva lentement un bras, une main vers elle, doigts ouverts. Et, sans réfléchir, Kiin tendit une main ouverte vers lui.

10

Samig regardait Kiin suivre Amgigh jusqu'à l'ulaq de Kayugh. La colère oppressait sa poitrine, mais il ne savait trop s'il en voulait à Amgigh de prendre Kiin pour femme, à son père d'avoir négocié, ou à Kiin de marcher si aisément dans le sillage d'Amgigh, comme si elle était son épouse depuis toujours, comme si elle voulait Amgigh aussi fort que Samig la voulait.

Tu es fou, se dit-il. Elle est en sécurité, maintenant, loin d'Oiseau Gris. Tu ne peux être son mari; tu vas partir vivre avec les Chasseurs de Baleines. Tu seras absent tout l'été, peut-être davantage. Préférerais-tu la savoir sans protection, battue et maltraitée dans l'ulaq de son père ?

Pourtant, il demeura sur la plage. Le vent se tourna vers la nuit, froid et âpre, engourdissant ses mains, raidissant ses genoux. Il finit par rentrer, à pas lents comme un vieillard.

Kiin caressa la dent de baleine qui pendait à son côté, puis plia les mains sur ses genoux. Chagak lui avait donné un coin de la grande pièce pour y ranger son panier à couture et ses réserves de tissage. Kayugh lui avait désigné la couche qui serait la sienne, proche du devant de l'ulaq. Là, Kiin étendit ses peaux et empila les nattes d'herbe qui protégeaient les fourrures de la terre et des pierres du sol. Mais voilà qu'elle n'avait plus rien à faire.

Au cours de ses précédentes visites, elle n'avait éprouvé aucune gêne, préparant la nourriture avec Chagak ou s'occupant de la petite sœur de Samig; mais quand Kiin avait proposé d'aider Chagak pour le repas, elle lui avait fait signe de s'asseoir. Demain, Kiin cuisinerait, coudrait, mais aujourd'hui était un jour à s'asseoir, parler et ne rien faire.

Kiin ne pouvait se souvenir d'avoir disposé d'une journée à ne rien faire. Ses mains ne parvenaient pas à rester tranquilles ; ses doigts s'ouvraient et se fermaient sans relâche jusqu'à ce que, gênée d'agir en enfant plus qu'en épouse, elle fourre ses mains dans les poches de son suk et commence un jeu dans son esprit, qui consistait à nommer des baies — canneberge, groseille, camarine — puis des poissons — percoïde, hareng, flétan...

Après avoir amené Kiin à l'ulaq, Amgigh et son père se rendirent dans l'une des chambres, à gauche de la pièce d'honneur, celle du fond, celle de Kayugh. Kiin percevait le murmure de leurs voix sans distinguer les paroles. Enfin, quand Kiin eut nommé tous les poissons du monde, toutes les baies de l'île, tous les habitants du village et tous les Chasseurs de Baleines qu'elle se rappelait, Kayugh reparut dans la salle commune. Il se tint un moment devant Kiin, lui sourit et déclara :

— Mon fils sera un bon mari pour toi. La nourriture que nous avons est à toi. Les fourrures que nous avons sont à toi. Désormais, tu appartiens à cette famille. Je suis ton père et tu es ma fille.

Kiin resta un instant assise, immobile. Elle regretta de n'avoir posé aucune question à sa mère au sujet du don des épouses. Nez Crochu lui avait parlé des façons des hommes et comment leur plaire, mais elle n'avait rien dit des cérémonies. Peut-être les paroles de Kayugh étaient-elles une simple politesse, mais elles pouvaient constituer un cérémonial auquel Kiin était supposée répondre.

Finalement, elle demanda d'une voix douce :

— S-s-s'agit-il d'une cérémonie?

Elle n'osait lever les yeux sur Kayugh. Alors il prit doucement le menton de Kiin entre ses doigts et releva son visage afin qu'elle voie qu'il lui souriait.